Théologie décoloniale : Penser la foi à partir des blessures du monde (TH215)

Dans un monde marqué par l’injustice et la colonialité, comment peut-on encore parler de Dieu ? Ce cours invite à repenser la foi chrétienne en écoutant les voix des marges et des opprimés, plutôt que celles du pouvoir établi. Nous explorons une théologie critique et libératrice, enracinée dans l’histoire et nourrie par l’espoir.
Code du cours: TH215
Professeur : Maria-José CARAMDescription
Ce cours propose un changement radical dans la théologie contemporaine : partir non plus du centre de pouvoir, mais des blessures et des résistances. Nous étudions les textes clés de penseurs comme Wallerstein, Francisco, Boaventura de Sousa Santos, Fanon, Caldeira, Dussel, Bedford, Gebara et Mendoza-Álvarez, explorant les crises du système mondial et les épistémologies du Sud. Une théologie qui ne se contente pas de poser des questions, mais qui, au milieu de la douleur, annonce la vie.
Un tournant nécessaire
Parler de Dieu aujourd’hui exige de déplacer notre regard. Trop longtemps, la théologie s’est élaborée à partir des centres de pouvoir, des académies institutionnalisées, des dogmes forgés dans les hauteurs du savoir. Or, les cris du monde, les corps brisés, les mémoires violées appellent une autre manière de dire Dieu. Ce cours se propose précisément de répondre à cet appel : penser la foi chrétienne non plus à partir de l’abstraction ou de l’universalité désincarnée, mais à partir des marges, des blessures et des résistances. La théologie décoloniale ne prétend pas apporter des réponses définitives, mais ouvrir des chemins : des chemins de pensée, de reconnaissance, de justice, de mémoire et d’espérance.
Une théologie enracinée dans la douleur et la vie
Penser la théologie depuis les blessures du monde, c’est se confronter à une série de tensions fondamentales. C’est d’abord reconnaître que le christianisme, dans son histoire, a parfois été complice des structures de domination : colonialisme, esclavage, patriarcat, homogénéisation culturelle, exclusion des spiritualités non occidentales. La théologie décoloniale ne consiste donc pas seulement à défendre les pauvres ou à invoquer la justice : elle implique une déconstruction des logiques qui ont modelé nos manières de croire et de penser Dieu.
Mais c’est aussi, dans le même temps, renouer avec les puissances de vie qui surgissent dans les marges. Les voix des peuples indigènes, les corps des femmes invisibilisées, les pratiques spirituelles afro-descendantes, les subjectivités migrantes et les théologies du Sud global offrent des ressources vitales pour ré-imaginer la foi chrétienne. Ce n’est pas un syncrétisme superficiel, mais une rencontre profonde avec des formes de vie, de mémoire et de sagesse portées par des communautés blessées, mais vivantes.
Un itinéraire interdisciplinaire et incarné
Le cours adopte une perspective interdisciplinaire. Il fait dialoguer la théologie avec la sociologie, la philosophie politique, les épistémologies critiques et les expériences spirituelles ancrées dans la vie quotidienne des peuples opprimés. Il repose sur l’idée que la foi ne peut être comprise indépendamment des contextes historiques, culturels et géopolitiques dans lesquels elle s’exprime.
Les auteurs étudiés sont issus de traditions diverses — Immanuel Wallerstein, le pape François, Boaventura de Sousa Santos, Frantz Fanon, Ivone Gebara, Cleusa Caldeira, Enrique Dussel, Nancy Bedford, Carlos Mendoza-Álvarez — mais tous ont en commun une même urgence : penser le monde à partir de ses failles, et non de ses normes.
Penser contre les colonialités : du savoir, de l’être et du pouvoir
Le cours explore la notion de « colonialité » — un concept clé qui dépasse le colonialisme historique pour désigner les formes persistantes d’hégémonie qui s’exercent sur les savoirs, les identités et les existences. La colonialité du savoir marginalise les épistémologies non européennes. La colonialité de l’être déshumanise les corps racialisés, les spiritualités indigènes, les subjectivités déplacées. La colonialité du pouvoir impose des hiérarchies globales où certains sont autorisés à parler et d’autres condamnés au silence.
Face à ces logiques, la théologie décoloniale propose une praxis : une réflexion enracinée dans la vie et tournée vers la libération. Elle n’est pas seulement critique ; elle est aussi constructive. Elle propose de « penser avec le Sud », selon l’expression de Sousa Santos, en valorisant les savoirs insurgés, les spiritualités de la résistance, les récits subalternes, les pratiques communautaires alternatives.
Une pédagogie du dialogue et de l’affect
Ce cours est structuré autour de cinq thèmes majeurs, qui traversent les grands défis contemporains : l’effondrement du système mondial et la fraternité universelle, les épistémologies du Sud, les subjectivités racialisées et spirituelles, les migrations et les frontières, le cri des victimes et la question du temps. Chacun de ces thèmes est abordé à travers des textes fondamentaux, mais aussi des questions ouvertes, des invitations à la méditation, des échanges via les forums de discussion.
Loin d’une pédagogie descendante, ce cours mise sur le dialogue, sur la formulation personnelle de questions, sur la capacité à relier les textes à sa propre histoire. Il invite à un travail de mémoire, de corps et d’esprit, dans une démarche de désapprentissage et de reconfiguration. L’objectif n’est pas d’acquérir un savoir encyclopédique, mais de transformer notre manière de croire, de lire le monde et d’écouter l’autre.
Une théologie située, créative et rigoureuse
Il ne s’agit pas d’opposer une « bonne » théologie du Sud à une « mauvaise » théologie occidentale. Il s’agit de reconnaître les lieux d’où l’on parle, les intérêts qu’on sert, les corps qu’on exclut ou qu’on inclut. La théologie décoloniale est une théologie située : elle s’inscrit dans des contextes concrets, elle s’exprime avec les mots disponibles dans les cultures marginalisées, elle écoute les silences et se méfie des discours totalisants.
Mais elle ne renonce pas pour autant à la rigueur académique. Elle propose des outils conceptuels puissants — subalternité, bifurcation, histoire inversée, théopoétique, spiritualités insurgées — et elle invite à articuler les expériences à une pensée systématique. Elle est à la fois analytique et poétique, critique et contemplative, incarnée et ouverte à la transcendance.
Vers une spiritualité décolonisante
Enfin, ce cours est aussi une invitation à une spiritualité. Non pas une spiritualité édulcorée ou séparée du monde, mais une spiritualité de résistance, de compassion et d’espérance. Une spiritualité qui reconnaît que Dieu ne parle pas seulement dans les dogmes, mais aussi dans les larmes des peuples, dans la beauté des chants oubliés, dans la force des luttes anonymes. Une spiritualité qui prend au sérieux la dimension corporelle, communautaire et cosmique de la foi.
En ce sens, la théologie décoloniale n’est pas simplement un champ académique. Elle est une manière de vivre. Elle transforme notre rapport au monde, à Dieu, à nous-mêmes et aux autres. Elle nous appelle à une conversion du regard, à une hospitalité radicale, à une écoute profonde des voix blessées. Elle nous dit que croire, aujourd’hui, c’est résister, créer et espérer.
Ainsi, le cours propose une approche réflexive. Il combine une lecture attentive des textes clés avec des questions directrices qui favorisent le dialogue entre les auteurs, les thèmes et les contextes, et qui invitent à penser au-delà des matériaux proposés. Les étudiants sont encouragés à construire un glossaire personnel des concepts clés comme moyen d’appropriation critique du langage théologique et décolonial. En outre, la formulation de ses propres questions est encouragée en tant qu’outil d’apprentissage actif. Celles-ci peuvent être partagées sur le forum du cours, un espace d’interaction entre les étudiants et avec le tuteur, où l’échange de préoccupations, de contributions et de résonances enrichit le processus de formation.
Objectifs
Ce cours a pour ambition d’offrir un cadre de réflexion théologique critique, ancré dans les réalités historiques, sociales et spirituelles des peuples marginalisés, en particulier ceux du Sud global. Il s’agit de déplacer les paradigmes traditionnels de la théologie pour les faire dialoguer avec les expériences de l’oppression, de la mémoire blessée, mais aussi de la créativité résistante.
À l’issue de ce parcours, l’étudiant ou l’étudiante sera capable de :
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Comprendre la portée historique et actuelle de la colonialité en tant que matrice de domination (du savoir, de l’être et du pouvoir), au-delà du seul colonialisme politique ;
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Identifier les principaux auteurs et courants de pensée de la théologie décoloniale, en lien avec les épistémologies du Sud, les théologies de la libération, les pensées critiques postcoloniales et les spiritualités alternatives ;
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Analyser les liens entre théologie et pouvoir (dogmatique, culturel, ecclésial, géopolitique), afin de questionner les constructions théologiques à partir de leur ancrage historique, contextuel et social ;
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Explorer les dimensions existentielles et spirituelles de la décolonisation de la foi, dans une approche à la fois incarnée, interdisciplinaire et théopoétique ;
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Dialoguer avec des expressions théologiques alternatives issues de contextes marginalisés (théologies afro-descendantes, indigènes, féministes, migrantes, subalternes) ;
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Développer une pensée théologique critique, créative et située, capable de prendre en compte la mémoire des blessures sans céder au ressentiment ni à l’hégémonie victimaire ;
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Réinterroger la figure du Christ, l’ecclésiologie, la spiritualité chrétienne et les pratiques liturgiques à la lumière des récits subalternes et des contextes de domination et de résistance ;
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Susciter une attitude de conversion intérieure et de transformation du regard, au service d’une foi plus juste, hospitalière et sensible aux violences systémiques.
Acquis pédagogiques
Au terme du cours, les étudiant·e·s auront acquis des compétences à la fois théoriques, critiques, analytiques et spirituelles. Ces acquis s’inscrivent dans une logique de formation intégrale, conjuguant savoirs intellectuels, engagement éthique et maturation existentielle.
1. Compétences théoriques et analytiques
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Maîtrise des concepts clés : colonialité, subalternité, savoirs insurgés, épistémologies du Sud, théopoétique, bifurcation, spiritualité incarnée, etc.
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Capacité à cartographier les courants contemporains critiques en théologie et à les situer dans leur contexte sociopolitique.
- Lecture croisée et critique de textes théologiques, philosophiques et spirituels issus de différents horizons culturels.
2. Compétences critiques et herméneutiques
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Déconstruction des présupposés eurocentrés de la théologie classique et analyse des rapports entre foi et domination.
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Interprétation des textes religieux et théologiques à partir des marges, des corps souffrants et des traditions opprimées.
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Élaboration d’un regard théologique renouvelé, sensible aux lieux de souffrance, de résistance et de création.
3. Compétences éthiques et interculturelles
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Développement d’une posture d’écoute, de respect et de dialogue avec les spiritualités et théologies non occidentales.
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Sensibilisation aux dimensions éthiques de la foi dans des contextes de postcolonialisme, de racisme structurel, de sexisme et de xénophobie.
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Prise en compte de l’intersectionnalité dans l’élaboration théologique (genre, race, classe, territoire, religion).
4. Compétences existentielles et spirituelles
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Capacité à articuler réflexion intellectuelle et engagement personnel, foi et justice, prière et action.
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Intégration d’une spiritualité ancrée dans la mémoire collective, les récits de survie et les pratiques communautaires de libération.
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Développement d’une théologie de la compassion active et de l’espérance lucide face aux fractures du monde.
Modalités d’évaluation
L’évaluation de ce cours sur la Théologie décoloniale se déroulera en trois étapes :
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Un devoir de trois à cinq pages, en choisissant un sujet parmi ceux proposés.
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Un quiz de synthèse pour tester les notions de base développées dans le cours.
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Un examen final de trois à cinq pages, en choisissant un sujet parmi ceux proposés.
Plan du cours
INTRODUCTION GÉNÉRALE
I. DE L’EFFONDREMENT SYSTÉMIQUE À LA FRATERNITÉ UNIVERSELLE
Les textes et leurs auteurs
Texte 1 : Immanuel Wallerstein. Le Système mondial moderne en crise : bifurcation, chaos et choix
Texte 2 : Pape François, Les Ombres d’un monde fermé (FT 9-55)
Questions pour articuler les textes et aller plus loin
II. ÉPISTÉMOLOGIES DU SUD
Présentation des auteurs et introduction aux textes
Texte 3 : Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud
Texte 4 : Juan José Tamayo Acosta, Théologies émergentes, théologies décoloniales
Questions pour relier les textes et aller plus loin
III. « OH, MON CORPS… » : SOCIOGENÈSE, FOI NOIRE ET CARTOGRAPHIE DU NON-ÊTRE
Présentation des auteurs et introduction aux textes
Texte 5 : Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs
Texte 6 : Cleusa Caldeira, Teoquilombismo. Pistas para una cartografía de las resistencias espirituales afrodescendientes
Questions pour relier les textes et aller plus loin
IV. ÊTRE DANS L’ENTRE-DEUX : FRONTIÈRES, SUBJECTIVITÉS ET HISTOIRE EN DIALOGUE AVEC DUSSEL ET BEDFORD
Présentation des auteurs et introduction aux textes
Texte 7 : Enrique Dussel, Ser hispano. Un monde à la « frontière » de plusieurs mondes
Texte 8 : Nancy Elizabeth Bedford, Theological subjectivity on the move : reflections from a feminist theology of migration
Questions pour relier les textes et aller plus loin
V. LE CRI DES VICTIMES : REPENSER DIEU ET LE TEMPS
Présentation des auteurs et introduction aux textes
Texte 9 : Ivone Gebara, « Dieu pour les femmes »
Texte 10 : Carlos Mendoza-Álvarez, Tiempo mesiánico y narración. Para una interpretación teológica de las prácticas narrativas de las víctimas
Questions pour relier les textes et aller plus loin