DOMUNI UNIVERSITAS

La guerre des mémoires

21 juillet 2015 | resena
La guerre des mémoires

Une recension du père Patrice Sabater Pardo cm

La guerre des mémoires
« Je veux être un passeur entre deux rives »
(Benjamin Stora)

La guerre des mémoires
« Je veux être un passeur entre deux rives »
(Benjamin Stora)

La réédition de l’ouvrage de Benjamin Stora par les Editions de l’Aube sera peut-être passée inaperçue. Pourtant, ce livre tombe à point nommé pour comprendre la France du début du 21ème siècle, le rapport à son histoire récente et ce qui en découle d’un point de vue mémoriel. La France est malade de son passé colonial... Benjamin Stora l’affirme sans détours et explique ainsi les mécanismes qui vont découler de l’acceptation de la « Guerre d’Algérie » ou de sa mise à distance : « En vérité, les français n’ont jamais voulu regarder en face la défaite de l’empire (...) Les français de métropole ont voulu se débarrasser du Sud pour ne plus avoir à en parler. Il fallait que les hommes du Sud disparaissent, littéralement, de leur champ de vision... Alors, évidemment, si ces hommes reviennent dans le paysage par le biais de l’immigration, ça ne marche pas ! Voilà tout le dilemme et toute l’ambiguïté de la décolonisation ! (...) La perte de l’empire a conduit à une crise du nationalisme français qu’on a essayé de dissimuler. De Gaulle savait que la perte de l’Algérie française, et plus généralement de l’empire colonial avaient atteint l’orgueil national ; il fallait masquer cette blessure. Alors, par la magie du verbe, il va habiller la défaite en oubliant la France coloniale et son empire pour la remplacer par une nouvelle France, leader du tiers-monde. La France a conservé dans sa mémoire collective, jusqu’à aujourd’hui, une culture d’empire qu’elle ne veut pas assumer». (pp 26 et 34-35)
La France se terre dans un silence pénétrant durant de nombreuses années au sujet des « événements » qui ont eu lieu en Algérie, qui furent pour les uns « la guerre d’Algérie » et pour les autres la "guerre de libération nationale". La sortie de la dénégation et du silence s'amorcent en 2004 avec la publication d’un livre qui avait pour sous-titre : La fin de l'amnésie. Une nouvelle période peut enfin commencer pour faire la vérité et entendre les paroles des deux bords. Pour autant, si les choses avancent à petits pas, les « lois mémorielles » et la qualification en 2005 par l’Assemblée nationale de "bienfaits d'une colonisation positive" agissent comme des freins sérieux, voire comme des postures dangereuses pour la vérité historique, et pour la liberté d’entreprendre des recherches objectives et libres... A vrai dire, si l’article de la loi du 23 février 2005 est retiré, il n’en reste pas moins que les politiques s’emmêlent les pieds dans le tapis au point de faire grossir une cacophonie digne de la IIIème et de la IVème République ! Une véritable « guerre des mémoires » se fait jour... La situation de l’autre côté de l’Algérie n’est guère plus pacifiée et, même si les démarches faites par quelques hommes politiques français dans ces années sont à noter, elles restent en deçà des attentes des Algériens les plus radicaux. Chacun en appelle à LA mémoire, étant sûr de son fait ; c’est-à-dire de SA mémoire, de sa justesse et de sa pertinence pour dire les maux d’une Algérie blessée ou d’une France toujours en deuil d’un passé glorieux, et qui reste soit interdite soit démobilisée... Chacun semble favorable à une « séparation des mémoires », quand d’autres au contraire estiment qu’il faut sortir de la spirale des « mémoires cloisonnées »... Ainsi, la « Guerre d’Algérie » semble être le nœud gordien de ces dernières années, et le lieu d’une tâche ardue pour mettre par écrit les mémoires des deux belligérants.
Ce livre n’est pas seulement un livre sur la mémoire coloniale ni même sur la difficulté mémorielle et historique des rapports franco-algériens. C’est un livre de résonnances qui s’invite dans une France qui doute d’elle-même, qui a peur et où les « familles immigrées issues de la colonisation, (...) ont « le sentiment que la société porte sur elles, le même regard que la France portait sur les colonisés » (p 35). Les nouvelles générations portent malgré elles le poids d’un « trop-plein mémoriel » non encore évacué parce que pas encore accepté, regardé, apaisé et dépassé. Comment peut-on s’imaginer encore que, dans ce contexte, la concorde ou la « pax republicana » puisse être assurée partout et pour tous aux quatre coins du territoire national ? Cette histoire non réglée, nous avertit l’auteur, engendre des angoisses identitaires face à l’islam et laisse sourdre, de façon de plus en plus aigüe, la pensée transversale de la compatibilité de la religion musulmane avec les principes de la République française, avec les mœurs culturelles de la France et la volonté politique d’accueillir la diversité culturelle dans l’hexagone. Tous les jours, nous percevons que nous ne sommes pas encore arrivés à ce degré d’humanité de façon à intégrer les diverses mémoires qui forment ce qu’est la France d’aujourd’hui ! L’enjeu de la quête de la mémoire écoutée, regardée, acceptée par les anciens ennemis permet d’écrire l’Histoire à partir de l’histoire de chacun sans se laisser instrumentaliser. « Enfermer aujourd’hui les enfants d’immigrés dans l’histoire coloniale de leurs parents me paraît dangereux. Cette histoire existe mais elle ne doit pas être instrumentalisée » renchérit Benjamin Stora.
On avait cru avoir réglé d’une façon plus ou moins honorable la restitution de l’Algérie à son peuple, et voilà que les attentats dans les années 1980, le 11 septembre 2001, l’attentat du 7 janvier 2015 et ce qui se passe en France et dans le monde nous ramènent à ces questions de façon très indirecte en touchant les minorités ; telles les musulmans qui vivent en France mais les Juifs également... La France se réveille d’un long sommeil ; et elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Pourtant tout n’était-il pas écrit de façon lapidaire ? Les mécanismes que dépeint Benjamin Stora nous aident à comprendre. Comment a-t-on mis en œuvre l’objectif plus ou moins fixé « d’intégrer, dans l’Histoire nationale, ces mémoires bafouées » ? L’auteur nous met en garde contre ces « saignements de mémoire », contre cette « mémoire de répétition » d’un conflit passé qui n’en finit pas d’en finir... La réconciliation de ce que fut l’histoire des uns et des autres, et des uns Avec les autres ne peut trouver de paix durable qu’en acceptant de « dresser des passerelles pour parvenir à une sorte de réconciliation des mémoires ». (p 104)
Au-delà même de la « Guerre d’Algérie », le livre « La guerre des mémoires » consonne avec l’actualité du moment dans notre difficulté à écrire ensemble la concorde nationale, avec notre regard assombri sur ce qui pourrait être notre futur, avec la montée des extrémismes islamistes au Proche-Orient et ses débordements sanglants en Europe et dans le monde. Ce livre est une note sur la portée de ce qui fait notre vie et notre histoire. Avec d’autres livres récents, il se propose d’écrire une symphonie... que nous ne souhaiterions pas pouvoir être inachevée...
Père Patrice Sabater Pardo, cm
Le 12 juillet 2015

Benjamin STORA, La Guerre des mémoires, suivi de Algérie 1954
(Entretien avec Thierry Leclère)
Editions de L'Aube - Collection L'Aube poche
Publication, le 6 mars 2015
ISBN-10: 2815911892
ISBN-13: 978-2815911894
Poche: 208 pages
Prix : 9,20 €
 

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