Un historien à Gaza

Auteur: Patrice Sabater
Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza. Ed. Les Arènes, mai 2025. 224 pages (19 €)
Ce nouveau livre de Jean-Pierre Filiu, publié en mai 2025 aux éditions Les Arènes, s’inscrit dans le contexte du conflit israélo-palestinien ravivé après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023. L’auteur, dans ce nouvel opus, livre un témoignage à la fois personnel, historique et humanitaire, suite à son séjour d’un mois dans la Bande de Gaza durant l’hiver 2024-2025, au sein d’une mission de Médecins sans frontières, alors que le territoire est fermé aux journalistes étrangers. Ce texte n’est pas une chronique ni un Journal de bord : c’est un cri ! « Rien ne me préparait à ce que j’ai vu et vécu à Gaza. Rien de rien. De rien. » Le cri d’un homme, tout d’abord, et d’un spécialiste de cette région qui a vu cette aire géographique se détériorer au fil des années. Il nous permet une plongée dans l’indicible, affirmant pourtant n’avoir « jamais rien expérimenté de similaire ».
L’arrivée nocturne dans Gaza assiégée donne le ton de ce récit. L’expression première est celle de la sidération. Il décrit une ville spectrale, une « litanie de ruines » qui rend tangible la guerre vécue à huis clos. Son œil est vif, minutieux, averti, interdit. Il observe avec une grande attention ce qu’il voit autour de lui : puits improvisés, enfants pieds nus dans les décharges, tentes noyées par la pluie… ; la désintégration d’un monde. Il contextualise en restituant l’histoire de Gaza (cf. Jean-Pierre Filiu, L’Histoire de Gaza. Ed. pluriel, 2015), les conséquences du blocus depuis 2007, les jeux de pouvoir entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, les plans militaires israéliens transformant l’enclave en un lieu mortifère de « blocs ». Aujourd’hui, comment pourrait encenser et normaliser la « politique de la faim » par le Gouvernement Netanyahou, le ciblage des civils, la complicité dans les pillages de convois humanitaires. Le désespoir est extrême, dans un contexte de guerre, de siège et de pénuries généralisées. les conditions de vie sont inhumaines. Les déplacés sont entassés dans des tentes, et le démantèlement méthodique de la société gazaouie.
Sa critique est sans appel : il dénonce un effondrement de l’ordre moral international, l’instrumentalisation des souffrances, le cynisme géopolitique. A l’analyse historique, il convoque le lecteur à le rejoindre dans sa réflexion morale. Il pose une question centrale : que reste-t-il de l’humain quand toute justice, tout avenir ont été retirés ?
Il faut rester lucide. Jean-Pierre Filiu reconnaît son statut d'observateur protégé. CE qu’il voit de Gaza-ville, il l’observe dans les yeux des exilés ; et c’est là aussi qu’il faut rappeler l’inégalité fondamentale des conditions de regard. Il redonne visage aux anonymes et voix aux oubliés en portant son regard sur une « mer de tentes », des enfants nus dans les décharges, des puits creusés à la hâte, et une population à bout de souffle, déplacée et affamée. Il évoque Sila, morte de froid à trois semaines, ou les calligraphes Fangi et Salama, ensevelis dans leur immeuble écroulé. Il redonne une densité humaine alors que beaucoup ne voient qu’un conflit géopolitique.
Gaza, qui fut une oasis prospère et un lieu avec une histoire ancienne très belle et intéressante, est devenue depuis le blocus israélien imposé en 2007 après la prise de pouvoir du Hamas, une « prison à ciel ouvert » L’isolement de l’enclave s’inscrit dans une logique de punition collective, selon l’auteur, qui documente les impacts humains et structurels de cette stratégie : destruction des infrastructures, déplacements forcés, effondrement des institutions civiles. Cette situation est justifiée par Israël au nom de sa sécurité, mais qui échappe à tout cadre légal ou humanitaire. Chacun en prend pour son grade : En premier lieu Israël, accusé d’avoir une stratégie de chaos, appuyant indirectement les pillages pour délégitimer l’aide humanitaire et renforcer le contrôle militaire ; expression d’un projet d’annexion rampante et volonté de rejet d’un État palestinien viable. Ensuite, le Hamas décrit comme un pouvoir autoritaire, ayant supprimé toute forme d’opposition interne, qui a paradoxalement renforcé sa position en éliminant les contre-pouvoirs civils (universitaires, artistes, intellectuels). Enfin, la communauté internationale est dénoncée pour sa passivité. Le Droit international est, selon lui, bafoué dans l’indifférence, menaçant l’équilibre global hérité de l’après-1945. L’inaction collective reste hélas une tendance inquiétante à la banalisation de la violence contre les civils. Il alerte l’opinion sur le risque de voir Gaza devenir un « modèle » pour d’autres régimes autoritaires : un laboratoire du non-droit. La Guerre à Gaza dépasse le seul cadre israélo-palestinien : elle reflète une fracture plus large dans l’ordre mondial, où la force prime de plus en plus sur le droit, où les puissances préfèrent détourner le regard. Le symptôme d’un effondrement plus vaste des normes internationales.
Ce livre documente l’histoire actuelle de la Bande de Gaza. C’est une histoire d’une brutalité inouïe dans un territoire coupé du Monde rapportée avec une rare dignité et une probité intellectuelle et une profonde humanité. Ce n’est pas un document de circonstance : c’est un acte de mémoire. Un appel à ne pas détourner les yeux. Sobrement et rempli de compassion, l’auteur capte la douleur sans jamais sombrer dans le pathos. Il donne une voix à ceux que la guerre réduit au silence. Ceux qui souffrent, ceux qui meurent, ceux qui n’ont plus d’espoir ; et ceux qui se sentent abandonnés trouvent ici une plume pour sortir de l’anonymat, et d’une couardise de beaucoup d’Etats voulant ménager Israël sans jamais se remettre en question. Ces Etats ne donnent pas vraiment un réel espoir à aux Palestiniens de pouvoir espérer en une solution rapide de ce conflit, et en donnant à ce peuple un Etat. Ce livre bouleversant et émouvant est une photographie vivante d’un homme qui a donné sa vie à l’étude de cette partie du Monde. C’est un appel à la conscience humaine pour ne plus regarder ailleurs mais les yeux dans les yeux ces femmes, ces hommes et ces enfants qui meurent tous les jours dans le silence de notre indifférence. A lire et partager…