Transports égyptiens

Auteur: Patrice Sabater
Pierre Gazio, Transports égyptiens. Ed. Le Temps qu’il fait, Paris 2025. 115 pages (17 €)
Pierre Gazio dans son précédent livre « Sept stations du Caire – Carnets de voyage par le métro » (Ed. des Busclats, 2018), nous avait proposé un guide particulier populaire, plein de tendresse explorant cet espace souterrain. Il y a le Métro et ce q se passe au-dessus : flâneries dans les rues bruyantes et bouillonnantes dans les divers quartiers du Caire. Avec « Transports égyptiens » (Ed. Le Temps qu’il fait, Paris 2025), Pierre Gazio nous offre bien plus qu’un simple carnet de voyage ou une chronique urbaine. Ce court ouvrage de 115 pages, d’une grande densité humaine, est une traversée sensorielle, sociologique et affective de l’Égypte contemporaine, vue depuis les bus brinquebalants, les tramways indolents d’Alexandrie – « moyen de transport le plus lent, juste après la calèche » (p 7), les taxis escrocs (dernier chapitre de l’ouvrage), et les wagons climatisés du Caire à Alexandrie, jusqu’à Louxor ou Assouan. Le chapitre sur les taxis nous fait souvenir, par son ton et le moment où il a été écrit, le livre de Khaled Al Khamissi, « Taxi » ; un ouvrage inspiré de conversations conduites avec des chauffeurs de taxi du Caire en 2005-2006. Il avait dressé un tableau drôle et impitoyable d’une Egypte contemporaine.
Installé depuis quarante ans en Égypte, l’auteur — professeur de littérature— n’est pas un touriste : il est un "étranger de l’intérieur". Son regard reste distancié mais jamais condescendant. Il observe avec ironie, empathie, et un humour discret, cette société égyptienne aux mille paradoxes, à la fois attachante, chaotique, inventive et épuisée. Chaque anecdote, chaque trajet devient prétexte à un portrait, une méditation ou une satire légère. Sans doute que le chapitre qui marque le plus cette dimension est celui consacré aux taxis dans lesquels le chauffeur écoute le plus souvent « Oum Kalthoum, Farid el Atrach, Abdel Halim, Abdel Wahab… » ! Il faut un jour faire l’expérience de la conduite au Caire – Place Tahrir ou à Alexandrie au milieu de la cohue pour y découvrir « un vrai sport national » où l’on roule à toute vitesse, où l’on essayer de se frayer un chemin, et où l’on klaxonne beaucoup… beaucoup !!!
Pierre Gazio nous offre, ici, un portrait d’un pays par ses moyens de transport. Ce sont les transports qui structurent le récit : trains, tuk-tuks, tramways, métros, taxis. Mais à travers eux, c’est un monde entier qui surgit. L’arbitraire des horaires, l’incompétence souriante des chauffeurs, les combines plus ou moins tragiques pour gagner quelques livres, les rumeurs, les silences gênés, les gestes de bonté inattendus : tout participe à dresser le tableau d’un peuple en tension constante entre survie et dignité. Il nous permet la rencontre de cette foule nombreuse et populaire dans les villes du Caire et d’Alexandrie, chacune avec son cachet et son histoire singulière. L’auteur excelle à capter ces contrastes. Sa plume est alerte, souvent drôle, toujours fine. Elle sait transmettre les non-dits, les clins d’œil, les absurdités du réel. On rit du chauffeur qui veut emprunter 2000 dollars pour les "multiplier", ou du boucher philosophe près d’un étal de viscères. Dans le fond de son récit on entrevoit les marques de l’histoire récente de l’Egypte, l’ombre de la répression, l’échec des révolutions et les espoirs déçus, la situation des plus pauvres dans les quartiers populaires et un peu partout, la condition des femmes, tout cela suggéré sans lourdeur, souvent par une simple ellipse ou un regard échangé.
Le livre « Transports égyptiens » nous offre une somme d’humanités, d’un tableau brossé de la société égyptienne aujourd’hui à travers ses transports, et dans l’ensemble du pays… ; ou du moins là où les transports sont suffisamment présents. Ce livre tendre, plein d’humour écrit par « un égyptien de cœur », est un petit chef-d’œuvre d’intelligence douce. En se glissant dans les transports égyptiens, Pierre Gazio ne décrit pas seulement un pays, il en capte la pulsation. Son livre, discret en apparence, est en réalité une déclaration d’amour lucide à l’Égypte, à son peuple et à ses contradictions. On en ressort ému, amusé, et un peu plus humain. Un voyage au cœur du quotidien égyptien, entre tendresse et ironie.