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Par le souffle de Sayat-Nova

25 juin 2025 | resena
Par le souffle de Sayat-Nova

Fawaz HUSSAIN, Par le souffle de Sayat-Nova – Voyage en Arménie et en Géorgie. Ed. Transboréales, Paris 2025. 177 pages. (10,90 €)

Voyage en Arménie et en Géorgie

Un nouvel opus de Fawaz Hussain est toujours un évènement. Son dernier ouvrage « Par le souffle de Sayat-Nova », publié aux Editions Transboréal, n’est ni tout à fait un récit de voyage, ni une œuvre littéraire. L’auteur kurde syrien mêle mémoire, poésie et engagement culturel pour faire resurgir des profondeurs de l’oubli en Occident, et peut-être aussi en Europe centrale et au Moyen-Orient, la vie d’un troubadour arménien du XVIIIe siècle, Sayat-Nova. Il a choisi cette fois-ci de partir en Arménie et en Géorgie sur les traces de ce poète sur les pentes du Caucase chantant en arménien, en géorgien et en azéri. Son voyage le conduira d’Erevan à Tbilissi.

Fawaz Hussain, se définit comme un « Kurde errant », puisqu’il vient d’ailleurs et partage avec beaucoup d’autres l’exil entre émerveillement, découvertes et aussi comme tous par des déconvenues. Cet homme chaleureux et de paix prend la route à la découverte de populations, de figures emblématiques tels, par exemple, Ib’n Arabi ; et ici Sayat-Nova, célèbre troubadour et barde arménien. Ses propres blessures, son attachement aux cultures menacées, et sa volonté de bâtir des ponts entre les peuples opprimés, notamment kurdes et arméniens ne sont jamais très loin de ses voyages intérieurs, et de ses routes singulières. Il est certes écrivain, mais aussi un peu poète prompt à entrer en dialogue avec quiconque. À travers la figure du barde, c’est la dignité de la Culture, la mémoire des oubliés et la puissance de la langue que Fawaz Hussain désire partager au fil de ses pages. Le livre résonne donc comme un chant à la fraternité, un hommage aux traditions orales et à la poésie. 

Dans un précédent livre, Le rêveur des bords du Tigre (Editions LES ESCALES), Fawaz HUSSAIN nous avait livré un roman plein de douceur, de douleur et de nostalgie d’un pays perdu dans le cœur de l’exilé et de beaucoup de Kurdes, ici et là-bas... un pays « de l’ombre » qui n’existe désormais que dans la mémoire. Une terre qui a du mal à se reconnaître elle-même quand elle se regarde pauvre, abandonnée à la méchanceté et à la cupidité des hommes, terre où 4000 villages sont devenus des ombres ou des fantômes, terre où l’on compte plus de 60 000 morts et disparus. Il renoue avec la mémoire de l’exilé et la violence vécue au quotidien, et l’histoire des peuples opprimés. Il nous avait plongé au plus profond de l’âme kurde en nous faisant découvrir non seulement des personnages autour d’une écriture magnifique et poétique, mais aussi un Orient si riche, plein de lumière, de poésie, de spiritualité et de charmes, là où la civilisation est née un jour entre deux fleuves : la Mésopotamie.

C’est avec ce substrat, qu’il nous donne à découvrir Sayat-Nova, poète, musicien, moine malgré lui, devient sous sa plume une figure arménienne incontournable et fraternelle, symbole d’un monde multiculturel. Le poète n’est pas seulement un symbole de résistance culturelle et de fraternité mais aussi le chantre et le barde de l’Amour et de l’espoir. Je préfèrerais dire… d’une espérance toujours vivante, et au cœur de chaque Arménien.

Un autre repère est à signaler pour comprendre d’où vient l’intérêt pour ce personnage. Ce sont les références cinématographiques (le film La Couleur de la grenade de Paradjanov), et également des anecdotes historiques et la description de divers lieux : Sanahin, Haghpat, Erevan, Tbilissi…, les paysages enneigés, les chambres d’hôtel glacées, les repas caucasiens très fraternels assurent à ce récit une touche culturelle, spirituelle, et sans doute historico-politique. L’ombre du génocide arménien, le refus toujours actuel de la Turquie de reconnaître ce drame contemporain, la guerre dans le Haut Karabagh que l’on ne peut oublier. Malgré tout, la poésie vient apporter douceur et baume bienfaisant en nous insufflant le souffle des contes d’amour éternels de Majnoun et Leïla, de Tristan et Iseult… 

La force du livre réside dans la manière belle, limpide, fluide et poétique de mêler les instruments traditionnels (kamancha, târ…), les légendes amoureuses et la magie du cinéma pour nourrir le portrait d’un homme dont on ne sait pas s’il est en définitive bien réel ou symbolique. Est-il un personnage des légendes et des contes arméniens et azéris ? Est-il un troubadour fantasmé ou ce barde plein de douceur et fervent spirituel qui fut un exemple et une trace dans l’histoire ?

Fawaz Hussain écrit au moment où l’Europe centrale et le Proche-Orient sont en feu. Les drames, les exils, les génocides d’hier reviennent sans cesse pour blesser la poésie et l’amour que les Hommes devraient se donner. Le récit prend une résonance particulière dans le contexte actuel. Le voyage devient résistance poétique contre la violence et la folie des Hommes : "Devant la folie généralisée, il nous restait le rêve, la poésie et la beauté". Et c’est à l’aune de cette violence et de cette de sens que l’écrivain kurde d’origine syrienne parvient à rendre vivants les lieux traversés, en y apportant sa touche de douceur, et d’un humour fin et délicat choisissant le langage des « gazouillis des oiseaux à la tombée du jour".

La poésie, ici, devient un refuge et un plaidoyer pour la Culture, pour la paix et la fraternité en insistant sur le devoir de transmettre sans cesse le sens des mots et les motions du cœur pour sauver la grâce et l’espérance.

Des revues comme France Arménie, Alakyaz, et Encres vagabondes ont souligné la force et l’émouvante douceur de ce texte, et son engagement en faveur des ponts entre les peuples. Il est sans doute urgent aujourd’hui encore au moment où la montée des identités reviennent avec force au cœur de cette vieille Europe de penser notre Monde de façon différente. Remettre de la poésie, de la profondeur, plus de fraternité et de solidarité entre les peuples dans un univers qui en manque tant. Stefan SWEIG, en son temps, avait partagé sa vision de ce Monde qui était, et qui n’était plus. Le bruit des bottes et l’ombre brune étaient sous la botte des pires criminels de l’Histoire. Les génocidaires, les dictateurs, les destructeurs de la Culture et de la beauté viennent apporter un coup fatal à l’héritage culturel, à la poésie, à l’esprit, au cœur, et à la vie spirituelle de l’Homme contemporain.

Au cœur de ses blessures et de son histoire, Fawaz Hussain à travers ce beau texte faisant revivre le souffle de Sayat-Nova nous oblige à continuer à mettre sous la lumière l’Histoire arménienne. Ce livre nous apporte comme pour le Prophète Elie, « une brise légère de fin silence » (I Rois XIX, 9-13) sous les doigts du barde arménien, et se laissant bercer par la langue des oiseaux dont Sayat-Nova a le secret. A lire !