Le génie de Beyrouth. Tome 1 – Rue de la Fortune de Dieu

Auteur: Patrice Sabater
Sélim Nassib, Léna Merhej, Le génie de Beyrouth. Tome 1 – Rue de la Fortune de Dieu. Ed. Dargaud, Paris 2024. 128 pages (22,95 €)
La Guerre civile est le référentiel historique de ce premier volume. Les crises se succèdent au Liban, l’actualité n’engage pas vraiment le pays vers une stabilité politique, économique et financière.
Une rue de Beyrouth incarne l'équilibre fragile qui régnait au Liban, avant le début de la Guerre de 1975. C’est le propos de La Bande dessinée présentée par les Editions Dargaud. Ce premier volume d’une trilogie est un récit à deux voix riche de personnages singuliers. Une rue particulière qui représente le Liban multiculturel. La rue Rizkallah est une mosaïque des différentes communautés du Liban, de ses habitants qui vivaient dans une relative harmonie avant que la guerre ne vienne bouleverser la vie des Beyrouthins...
Les montagnes du Liban et Beyrouth ont servi de refuge durant des siècles à dix-huit communautés différentes. À Beyrouth, chaque communauté a son quartier, et tout le monde se retrouve à Al-Balad, à Down Town, à Hamra… Le Pays du Cèdre est à la fois une terre d’accueil en tant que trait d’union entre l’Orient et l’Occident ; et comme le disait le Pape Jean-Paul II un « Pays message ». Cependant, malgré la générosité et les bras ouverts des Libanais, les réfugiés palestiniens demeurent ostracisés, sans accès à la citoyenneté, sans permis de travail et vivant la grande majorité d’entre eux dans des Camps depuis 1948. La confrontation de ces harmonieuses contradictions a donné naissance à un génie : « le génie de Beyrouth ».
Les auteurs ont un objectif simple. En mettant en scène le quotidien de la rue Rizkallah, ils présentent un lieu qui serait l’archétype d’un Liban en guerre où se côtoie vaille que vaille un équilibre et une harmonie entre toutes les communautés à Beyrouth. La rue est comme à l’image de la ville internationale, cosmopolite et bigarrée avec des habitants venus de divers horizons. La Bande dessinée nous propose de découvrir le Beyrouth de ses auteurs ; c’est-à-dire celui d’avant 1975, quand ce pays, coincé entre mer et montagnes, était considéré comme la « Suisse du Moyen-Orient ». Petit à petit ce Liban tant prisé par les Occidentaux, et apprécié au Proche-Orient s’est laissé glisser entre les aspirations de la Syrie, et celles d’Israël.
Le texte est composé de cartouches narratifs qui décrivent l’histoire de Beyrouth, de sa splendeur à son déclin. Deux univers se côtoient dans cette Bande dessinée : la gravité de l'écrivain et journaliste de Sélim Nassib, et le trait plus léger de Léna Merhej. Le génie de Beyrouth, est le Premier Tome que promet l’Editeur nous permet d’entrer en douceur dans cette ville si attrayante et si étonnante. Le principal personnage de cette Bande dessinée est la ville elle-même, et « son génie ». Résiliente, elle trouve à chaque fois les moyens, l’ardeur, l’amour et le désir de se relever.
L’histoire et le scénario de la Bande dessinée ressemblent étrangement au roman « L’Immeuble Yacoubian » de l’écrivain égyptien Alaa al-Aswany, les deux auteurs du Génie de Beyrouth décrivent la société qui habite « une rue parallèle à la grande avenue qui borde la mer. » Ses habitants s'y côtoient mais ne se mélangent pas. Chacun des habitants du quartier savait de quelle religion était, mais personne n'y prêtait attention. Le quartier est riche de deux épiceries, l’une tenue par un couple de chrétien maronite, l’autre par une famille musulmane sunnite. Autour de ces deux commerces, toute une galerie de personnages représentant les différentes groupe confessionnels habitant le quartier. Mais la guerre menace ce fragile équilibre… Au rez-de-chaussée de l’immeuble nous trouvons une épicerie musulmane, un couple de Juifs et une mère célibataire chrétienne avec ses trois enfants - Roro, Riri et Roland - aux étages. Or, Roro et Riri s’entrainent à la guerre dans des villages abandonnés de la montagne avec des fusils en bois afin de devenir de « vrais combattants ». Au départ, personne ne les prend véritablement au sérieux ; et puis ce qui paraissait « superficiel » devient d’un coup grave. Chacun choisi son camp... Mais, lorsque des avions israéliens bombardent la banlieue sud de Beyrouth là où se trouvaient les camps palestiniens, les Chrétiens s’organisent en milices, et les deux frères reçoivent de véritables armes. Lorsqu’ils étaient enfants ils sautaient sur les genoux de leurs voisins musulmans. La guerre remet en question cet équilibre et l'image de vitrine paisible moyen-orientale du Liban. L'armée et les milices phalangistes entrent dans le jeu. On commence alors à parler du « camp d’en face », et l’essence même de la rue va perdre son harmonie au profit du chaos dans la Capitale comme dans l’ensemble du pays. L’Autre a une nouvelle consistance jusqu’alors diffuse et habituelle. Chacun choisi son camp...
Les trois personnages appartenant à la même fratrie sont les pivots servant à montrer comment l'ambition, la bêtise ou la rivalité entre jeunes hommes peuvent les transformer en miliciens avides de puissance sociale ou de vengeance. Dire comment le destin du Liban a pu passer du « paradis » à « l'enfer ». La diversité, la communion et le partage fraternel apportent quelque chose qui fait grandir, et permet de s’épanouir. La guerre en revanche n’apporte que désolation, cupidité, violence ; et en fin de compte vengeance.
La rue Rizkallah, rue multi-ethnique, dont le nom signifie “à la fortune de Dieu”, où cohabitent le coiffeur arménien Issa, le teinturier et repasseur chiite Fayçal, le couple d’épiciers sunnite, qui a son pendant avec un couple d’épiciers maronites, un coiffeur arménien, mais aussi des Russes blancs, des prostituées grecques, turques et égyptiennes, une famille juive, sans oublier Jeanine, qui passe son temps à se faire bronzer sur son balcon. Le narrateur avoue que les personnages sont inspirés de ceux de sa jeunesse dans le quartier. La rue permettait à ses habitants de vivre dans le respect les uns des autres ; et même s’ils ne se mélangeaient pas.
Dans une interview récente, Sélim Nassib explique sa démarche : « On entre dans l’histoire par la rue avec tous ses habitants cosmopolites. Les héros qui prennent le plus de place, ce sont les trois garçons qui s’engagent dans une milice et qui sont les agents du changement dans la rue. Mon histoire est sur le côté, ce n’est qu’à la fin du livre qu’il y a comme l’apparition d’un personnage qui revient, et on réalise que l’auteur est très impliqué dans cette histoire (…) Pour ceux qui souhaiteraient retrouver la rue éponyme, c’est peine perdue. « Elle n’existe plus du tout (…) ». « J’ai souhaité que mes images parlent au public d’aujourd’hui ». Les auteurs plantent le décor d’une ville cosmopolite et multiculturelle, où les habitants sont engagés dans une « danse impossible des contraires ». Ce premier volume est une immersion dans la capitale libanaise au moment du déclenchement de la Guerre civile. Schématisant les situations le narrateur essaye de comprendre comment s’est opérée « la décadence » de Beyrouth, et de ses quartiers traditionnels dans lequel la vie y était paisible.
En adoptant un angle original afin de montrer comment le quotidien peut basculer en peu de temps, il permet de donner à son récit une profondeur, une gravité et une simplicité au cœur d’une rue comme tant d'autres de Beyrouth. La cohabitation y est facile sans heurts la rendant concrète et accessible au lecteur ; et même s’il n’a jamais été à Beyrouth… Le pays s’est construit sur une association de communautés ; dont la communauté juive. Sélim, lui-même, est issu d’une famille juive libanaise d’origine syrienne. Les juifs libanais, selon Sélim Nassib, « ont regardé avec beaucoup de méfiance l’apparition du Sionisme ». Après la défaite arabe de 1948 des juifs de différents pays arabes sont venus se réfugier au Liban. L’esprit de concorde est toujours à recommencer… Une seule partie de Beyrouth échappe à cette mixité ; là où se trouvent des camps de réfugiés palestiniens depuis 1967. L’union est la seule condition pour survivre dans un pays en friche. Les Libanais l’admettent après tant d’années de guerre et de divisions, la seule solution est de s’entendre à nouveau. La méfiance entre les communautés persistent, et se méfier des autres reste un chemin non encore accompli. « La nécessité de s’unir, c’est le destin de ce pays » (Sélim Nassib). Le Liban est toujours confronté à des influences diverses et contradictoires. De nos jours, les gens se mélangent moins qu’avant, sans doute devenus plus méfiants, mais l’esprit reste, et « le génie de Beyrouth » semble résister.
L’album, reste très actuel, est construit autour des immeubles, de la rue, et de Beyrouth, qui était intacte et qui a éclatée. La rue Rizkallah est pleine de vie avec un fort potentiel. La dessinatrice avoue qu’elle « a découvert un autre Beyrouth, les détails d’une autre vie. J’ai aimé reconstituer cette rue, avec tous ces gens. C’est une démarche particulière de dessiner l’imagination ou les souvenirs de quelqu’un, c’est aussi un privilège ». Léna Merhej ne propose pas un trait recherché. Les personnages ont plutôt des "gueules" que des figures. Elle utilise la couleur au service d’une mise en scène. Par exemple, le tome débute par une double pleine page d'une vue d'avion. Le trait est rond, doux avec des verts et de roses pastels. La dessinatrice fait plonger les lecteurs dans les débuts de la Guerre civile où le trait est plus sec et anguleux avec une dominante de gris. La rue c’est un peu cette identité libanaise qui essaye de continuer à être ce qu’elle a toujours été, et que chante merveilleusement Fairouz. Les aplats de couleurs vives atténuent l’horreur des scènes de bombardements, des teintes douces, claires contrastent avec la violence. Elle va à l’essentiel sans ombres de lumières, ce qui tranche avec la narration un peu plus « marquée » de Sélim Nassib. Le rose et le vert virent, au fil des pages, vers le gris, avec des croquis chaotiques (bombes, armes et miliciens).
Les Libanais s’habituent à une tension latente en faisant tenir ensemble ce qui en principe ne devrait pas ; et c’est sans doute là le véritable « miracle » permanent et/ou le « génie (non pas seulement) de Beyrouth » mais du Liban !!! Cette BD est vraiment à lire dans l’attente des deux autres tomes à venir…