Fayrouz, toujours si proche et si lointaine…

Auteur: Patrice Sabater
Marjorie Bertin, Fayrouz – Moi je chante l’humanité. Orients Editions, Paris. 128 pages, 12,90 €
Nouhad prend le nom de « Fayrouz » ;
c’est-à-dire « la turquoise ».
L’auteur ne connaissait la chanteuse ni même la Chanson arabe. L’Arabe lui était inconnu, et d’ailleurs dans sa Champagne natale elle était plutôt aux antipodes de cet univers ; et qui pourtant va s’offrir à elle de façon très inattendue. Les évènements autour du 7 octobre 2023 ont changé le cours des choses. La chanson de Fairuz préférée de son compagnon « Habaytak bel sayf » a fait le reste… La journaliste française a osé franchir le Rubicon, et s’est mise à entreprendre la biographie de la diva. Première biographie en Français retraçant la vie de la chanteuse libanaise. « J’ai réfléchi aux chansons que j’aimais le plus, aux raisons pour lesquelles je les aime, j’ai travaillé les traductions de leurs textes avec une amie syrienne ».
Dans les pays arabes où que l’on aille, et où que l’on mange Fairouz fait partie du décor ; et que dire du Liban ?!? Cet ouvrage souligne le symbole d’un pays et d’une époque. Plus qu’une simple biographie, cet ouvrage est une plongée dans l’histoire du Liban et du monde arabe, une réflexion sur le pouvoir transcendant de la musique et la force de l’engagement, qu’il soit politique, social, culturel ou personnel.
L’Exposition organisée par l’Institut du Monde Arabe (Paris), en 2021, « Divas, d’Oum Kalthoum à Dalida » avait mis en lumière les portraits des divas de l’« Âge d’or » de la chanson et du cinéma arabes, à travers un parcours de photographies d’extraits de films, de concerts mythiques, d’affiches cinématographiques de magnifiques robes de scène. D’Oum Kalthoum à Warda al-Djazaïria, d’Asmahan à Fayrouz, de Laila Mourad à Samia Gamal, Sabah et Dalida, l’Exposition a fait plonger les visiteurs dans un univers sensible, un voyage au cœur de la Légende et des peuples du Monde arabe qu’elles ont portés. « Icônes intemporelles, femmes puissantes, symboles adulés dans les sociétés arabes d’après-guerre, ces divas aux carrières exceptionnelles s’imposent du Caire à Beyrouth, du Maghreb à Paris, incarnant une période d’effervescence artistique et intellectuelle, une nouvelle image de la femme, ainsi que le renouveau politique national qui s’exprime du début des années 1920, notamment en Égypte, jusqu’aux années 1970 » (IMA). Cette exposition a été un moment fort avec tous ceux qui y sont venus découvrir ces figures emblématiques. Fairouz est bien sûr l’une d’elles.
Au travers de la vie heureuse ou malheureuse de ces divas c’est l’histoire sociale des femmes arabes et la naissance du féminisme au sein de ces sociétés patriarcales au cœur du Panarabisme, et des aspirations de la « la Rue arabe ». Les luttes d'indépendance font partie fortement de ce contexte politique et idéologique. On se souviendra notamment de l’implication d’Oum Kalthoum aux côtés du Colonel Gamal Abdel Nasser. Selon Nadia Hathroubi-Safsaf, journaliste et Rédactrice en chef du Magazine Le Courrier de l’Atlas : « Oum Kalthoum a imposé une image de femme de pouvoir dans un monde d’hommes, Asmahan a brisé les carcans de la respectabilité, et Warda a su s’imposer comme une voix transnationale (…) c’est un croisement entre fascination musicale et questionnement sur la manière dont leur légende s’est construite ». Chaque diva a une trajectoire unique, mais elles partagent toutes une capacité à transcender leur époque. Elles ont été des femmes de rupture qui ont négocié avec les codes sociaux et politiques pour imposer leur art ».
Marjorie Bertin, universitaire, journaliste et chroniqueuse à RFI, nous propose d’entrer en amitié avec la chanteuse dans son livre « Fairuz, Moi je chante l’humanité » publié chez Orients Éditions. Nous entrons dans la vie de Nouhad Haddad par son enfance dans le quartier populaire de Zokak el Blat à Beyrouth. Elle est déjà marquée par la musique et par le chant, par les chants traditionnels, les psaumes et les mélodies égyptiennes. Elle est considérée comme la dernière diva, la dernière légende du Monde arabe adulée sur les rives du Maghreb comme au Proche-Orient ; mais également en Europe. Malgré son âge avancé, ses rares apparitions, et l’arrêt de ses concerts, elle demeure aimée des Libanais et des Arabes. Pour ma part, je l’ai souvent entendue au Caire, à Beyrouth, à Jérusalem, en Tunisie… Sa voix est universelle, et dès les premières notes dans un café ou un restaurant on sait que… c’est elle !!! Elle chante l’amour, la paix, la guerre, l’amour déçue ou l’espoir de l’amour à trouver ou à reconquérir. Elle met en scène autant Beyrouth que Jérusalem…, la vie et la mort, la guerre et la paix. Les jeunes recherchent, aujourd’hui, leurs racines, leur(s) identité(s) pour tracer leur propre histoire, et aujourd’hui comme ceux qui les ont précédés se réapproprier une lutte, le sens commun d’une histoire et entrer dans un mouvement de revendications et de luttes, d’abnégation et d’admiration pour ces porte-drapeaux. Lorsque la Guerre éclate au Liban, et que « la Guerre civile libanaise » se fait déjà sentir, elle décide rester dans le pays du Cèdre. Elle porte en son cœur et dans ses tripes la réalité de ce Liban multiple, accueillant et multiculturel ; et incarnant de la sorte le symbole de la paix et de l’espoir.
Une des images qui marquera les esprits sera l’évènement du 17 septembre 1994, à Beyrouth. Après quinze années d’un silence consenti, Fayrouz remonte sur scène. La Place des Martyrs, au cœur de la Cité, réunit 50 000 personnes de toutes confessions pour l’écouter. Les premières notes de la chanson « Watani » (« Je suis un poème écrit sur ta porte par un vent obstiné »), fait chavirer les cœurs meurtris par une guerre fratricide, qui reste toujours dans les mémoires. La chanson interprétée par Fayrouz est comme un baume posé sur les plaies des Libanais ; et cela fait du bien et redonne du courage et de la force. Chrétienne, elle chante l’espoir, l’espérance, la résilience, la dignité retrouvée. Elle chante l’humanité.
À travers sa vie, c’est le Liban cosmopolite, interculturel et interconfessionnel que nous découvrons. Les tensions communautaires y sont nombreuses et les injustices sociales criantes. En 1975, le Pays du Cèdre bascule dans la Guerre civile. Fairouz adopte une position claire, prophétique, « politique » qui ne bougera jamais : face à la haine et à la division elle garde le silence. Elle ne chantera plus au Liban tant que les armes parleront. C’est un acte fort de résistance, faisant de la chanteuse une icône de la paix et de l’unité nationale. Elle transcende les divisions, et son cœur bat pour un Liban pluriel mais uni. Elle chante pour l’humanité.
Marjorie Bertin montre comment l’icône libanaise incarne une forme de résistance culturelle. Son engagement pour la Palestine (en chantant sa chanson emblématique « Al Quds »), sa fidélité indéfectible au Liban, le refus de chanter pour des dictateurs et des chefs de guerre. Il y a chez elle du courage, de la détermination, une haute idée de la souveraineté de son pays, de la justice et du droit. Elle ne s’en départit jamais. Résilience et espérance pour marcher vers la paix sont ses seules armes.
C’est aux studios de Radio Orient, où elle rencontre en 1950 les frères Assi et Mansour Rahbani, compositeurs et paroliers visionnaires, que tout va changer. Sa vie et ses chansons vont prendre une nouvelle dimension. Cette rencontre est un tournant décisif. Cette collaboration va révolutionner la musique libanaise, en mêlant les influences orientales et occidentales en y apportant une touche de modernité et des sons un peu jazzy. Halim el Roumi, Directeur de Radio Orient, lui propose ce surnom (« Fayrouz ») en raison de la pureté de cette pierre rare et de sa couleur profonde. Il rend hommage à la couleur de sa voix, unique, inimitable. Une voix douce et grave, légère et limpide qui bouleverse et qui plonge l’auditeur dans le mystère comme aiment à le vivre et à le ressentir les méditerranéens, les latins et les arabes où qu’ils se trouvent.
Comme Oum Kalthoum, elle inspire le peuple, apaise, réjouit et touche les cœurs. Elle est comme un phare dans la nuit à chaque moment de la vie personnelle des Libanais et de la Nation. On se reconnaît en elle facilement. Quel est le Libanais qui ne se retrouve pas dans ses mots parce qu’ils sont ou ont été les siens ? Fayrouz, c’est aussi leur histoire… Un chant d’amour qui transcende les générations, les nationalités, et les communautés confessionnelles. Elle se range du côté des opprimés algériens ou palestiniens, des victimes des guerres, des femmes, des enfants. Quand elle chante « Al Quds » (« Jérusalem »), elle incarne le refus de se résigner et la résistance. Nous pouvons également nous reporter à cet autre titre : « Raji‘oun » (« Nous y retournerons »), qui refusent la fatalité. Elle traverse avec courage les épreuves, les drames personnels et les tragédies nationales avec une dignité sans pareil. La douleur la mine depuis des années, et le corps et la maladie prennent peu à peu le pas sur elle. Elle est hiératique, proche et toujours « inaccessible ».
Si l’auteur décrit avec moults exemples les récitals ; dont celui de Baalbeck, le livre explore l’analyse de l’évolution musicale de Fayrouz, surtout après sa séparation avec les frères Rahbani en 1979, et le début de sa collaboration avec son fils Ziad. Ce dernier renouvelle la musique de sa mère, en gardant intact l’âme de la musique libanaise. Un dialogue s’initie alors pour conquérir de nouveaux publics. Les frères Rahbani avaient créés un espace musical ancré dans la résistance passive, mais c’est grâce à son fils Ziad que nous bénéficions des chansons telles que : « Kifak Inta », « Wahdon », « Sabah w masa », « Al-bosta ». Sa voix y est sublime. Elle enregistre plus de 800 chansons, et sort une cinquantaine d’albums. Elle a joué dans une vingtaine de films et de comédies musicales.
Au cœur des chansons de Fairouz affleure une quête de transcendance. Quand elle interprète les chansons de la Passion ; dont une chanson en particulier, elle porte en elle, sur ses épaules la Croix du Christ et de l’humanité. On la sent « avec », souffrir, marcher avec le Christ au cœur à cœur. Elle est aussi, comme d’autres femmes arabes, une voix pour la Femme et le féminisme. C’est une voix appelant à rompre avec le système patriarcal, de libération et d’émancipation. Sur scène « elle est là » et « ailleurs ». Elle est habitée et son regard est souvent lointain ; absorbé par ce qui la creuse du dedans : une vie intérieure en recherche du Tout Autre...
L’auteur est admirative de la chanteuse, comme le seront aussi Oum Kalthoum et Dalida, Fayrouz demeure un livre largement ouvert à la fois avec des mystères et un tracé généreux et fidèle à son pays. Un petit livre qui fourmille de textes et illustrations offrant un récit tendre et passionnant sur la grande chanteuse dont la carrière prolifique compte plusieurs centaines de chansons et une cinquantaine d’albums. Plus qu’une simple biographie, cet ouvrage est une plongée dans l’histoire du Liban et du monde arabe, une réflexion sur le pouvoir transcendant de la musique et la force de l’engagement, qu’il soit politique, social ou personnel. Symbole de réussite, elle raconte comment une chrétienne libanaise, issue d’un milieu modeste, est parvenue à devenir la dernière grande icone vivante du Monde arabe qui rayonne dans le monde entier.
Au terme de la lecture de ce petit opus bien documenté avec des photos, des chansons en français ou en arabe, nous savons davantage les raisons pour lesquelles elle est devenue une icône, une légende vivante, dans le monde arabe et au-delà. Le livre est humble, passionné et habité par l’admiration de Marjorie Bertin pour cette Dame de la chanson arabe et universelle, qui s’apprête peu à peu à rejoindre le firmament. Elle creuse le sillon pour les Libanais en se retirant peu à peu de la vie publique mais en habitant le cœur des Hommes d’aujourd’hui et ceux de demain. Ysabel Saïah Baudis a eu raison de proposer ce sujet et d’insister tout comme son mari Dominique Baudis avait soutenu son projet d’une biographie sur Oum Kalthoum… Si « le Liban est un Message » (Jean-Paul II), la vie de Fairouz en est sa trace contemporaine, universelle pour « La Rue arabe », et la fraternité entre les peuples. Un livre à savourer. Une délectation qui infuse et qui produit en nous plus qu’il ne dit… un silence continu et une note absolue qui tire à la fois vers les sommets et au plus profond de l’âme. A lire !