MyDomuni
DOMUNI UNIVERSITAS

D’une rive à l’autre

25 juin 2025 | resena
D’une rive à l’autre

Auteur: Patrice Sabater

Dima Abdallah, D’une rive à l’autre. Sabine Wespieser Editeur, Paris 2025. 231 pages. (21 €)

Le chemin d’une errance identitaire d’un adolescent.

 

Un roman qui explore brillamment la fracture identitaire. La mer Méditerranée devient métaphore de cet entre-deux douloureux, espace de mémoire et d’oubli, de réconciliation impossible. Une puissante méditation qui déplace le lecteur d’une rive à l’autre…

Dans le précédent roman l’auteur « Mauvaises herbes » avait alterné deux voix : celle d’un père libanais exilé à Paris, et celle de sa fille adolescente mettant en miroir de deux exils : l’exil géographique du père, l’exil émotionnel de la fille. Son nouveau roman adopte, au contraire, une seule voix : celle d’un fils sans père, dans un monologue continu. Le roman est plus introspectif et « plus angoissant ». Dans les deux livres, un tiers est absent : soit la mère ou soit le père. Dans « Mauvaises herbes », le Liban est un pays quitté mais encore réel dans les souvenirs. Dans D’une rive à l’autre, le Liban est une terre inconnue, fantasmée, un espace de projection. Un écrit plus sombre, hanté par l’absence, la marginalité urbaine, et la radicalisation.

Dans « D’une rive l’autre », Dima Abdallah met au centre de son récit un adolescent en banlieue parisienne, déchiré par l’absence d’un père libanais et la souffrance silencieuse d’une mère dépressive. Il est né en France d’un père libanais absent et d’une mère française. Le parcours de cet adolescent sans nom nous saisit. Sa vie est marquée par l’absence d’un père libanais violent et disparu. Il grandit dans une forme de solitude intérieure, tiraillé entre deux cultures qu’il ne parvient pas à réconcilier. Il fait du Liban une terre mythifiée plus qu’un lieu réel. C’est souvent le cas lorsqu’on est soit éloigné depuis longtemps de sa terre soit parce que l’on ne l’a jamais connue, et que l’on se l’imagine à partir de ses rêves, de ses angoisses, et au cœur de son destin d’homme. Dans le roman, le père absent – et omniprésent d’une certaine façon - est le fruit ou le terme  d’un silence qui agit comme une sorte de « gouffre plus qu’un personnage ».

L’intensité y est permanente, et renforcé par un monologue intérieur tantôt poétique et tantôt angoissé, de violence et de silences lourds rendant une atmosphère pesante. Le cri du déracinement est là. Il se fait entendre d’une façon ou d’une autre. Elle transforme la souffrance en vers incandescents, et certainement parfois un peu « crues ». Le choix du « je » anonyme est pertinent. Le jeune adolescent nous est présenté comme l’archétype du sujet postcolonial en quête d’appartenance. Ce tiraillement entre deux rives devient la métaphore centrale du roman.

Le personnage que nous dépeint l’auteur est marqué par la culpabilité, la colère, la peur de reproduire la violence paternelle — ce qu’il appelle la « mauvaise graine ». Il trouve refuge dans les mots, les dictionnaires, la poésie et l’écriture nocturne, cherchant à mettre de l’ordre dans le chaos qui l’habite. Hypersensible, parlant assez aux autres mais ayant une vie intérieure très mouvementée. Il exprime ses émotions par l’écriture, qu’il pratique avec fièvre dans des carnets.

Le texte nous bouscule au rythme de la souffrance de ce jeune adolescent seul et déstructuré cherchant des points d’appui, des racines, quelque chose à quoi se raccrocher. La narration n’es pas poussive mais volontairement disloquée nous embarquant dans une histoire qui ne suit pas véritablement la chronologie d’une histoire avec des blessures non encore cicatrisées. Certainement que Dima Abdallah cherche à pointer ici la difficulté de trouver une stabilité personnelle alors que le Liban, la vie des gens là-bas et ici, et au Proche-Orient n’est loin d’être pleinement stable.

L’adolescent n’est pas non plus complètement esseulé. Ses deux piliers sont Elias, son meilleur ami jovial et malmené par la vie, et Layla, amour d’enfance idéalisé et inaccessible qu’il n’ose approcher. Elle est la figure poétique de la grâce. Elias se radicalise et finit par décider de partir pour vivre le jihad. Il est l’ami fidèle perdu dans un islam radicalisé incarnant un autre versant de cette errance identitaire. Le narrateur tente d’échapper à son propre mal-être en se rendant à Beyrouth, à la recherche d’un ancrage dans une terre fantasmée qu’il n’a jamais connue. Il y rencontrera Madame Hind, une vieille femme qui incarne un Liban apaisé et maternel, loin des bombes et de la guerre. Le sentiment de vide et de déracinement sont toujours là malgré toutes les attentions de Madame Hind. De retour en France, il continue poursuit son écriture, toujours hanté par ses fantômes, par l’amour perdu de Layla, et par cette "graine" héritée d’un père inconnu, symbole d’une violence qu’il redoute et cherche à exorciser. 

Les métaphores organiques (le feu, la graine, la mer, le sang) traversent tout le texte. L’autrice crée un réseau d’images qui rendent palpable l’état intérieur du narrateur, sa rage, son désir, sa douleur. Les phrases sont courtes, et souvent entrecoupées ou juxtaposées. Des thématiques et des mots reviennent tout au long du roman : La « graine » : symbolise l’héritage paternel, la filiation, à la fois biologique et maudit, la « grâce » : mot fétiche du narrateur, représentant la beauté, la poésie, l’amour inaccessible (souvent associé à Layla), les « carnets » : lieux de l’exutoire, du refoulement qui explose, de l’acte littéraire pur, la mer Méditerranée et les deux « rives » : métaphore du déracinement, de la fracture identitaire. Chaque personnage incarne par son existence une facette de l’identité en crise. 

L’écriture de l’auteur ne laisse rien au hasard. L’écriture est pleine d’émotion. Chaque mot semble choisi pour traduire au plus juste une émotion indicible. En lisant ce roman j’ai souvent pensé à Gustave Flaubert qui s’était écrié à l’écriture de « Madame Bovary », que « Madame Bovary » c’était lui !!! En fait, Dima n’est-elle pas ce personnage en chemin d’identité, d’exil intérieur, de quête de sens, de chemin à faire au regard d’un Liban en friche ; et qui se cherche lui-même… comme bon nombre des habitants du pays du Cèdre ?!? Et, forcément cela ne nous laisse pas indifférent en explorant les silences et en nous donnant de participer de l’extérieur à une expérience de l’exil.

Le roman ne cherche pas à raconter une histoire linéaire mais à incarner un état d’âme. Dima Abdallah signe ici un texte où la parole devient le lieu d’une mémoire hantée, où l’exil n’est pas géographique mais intérieur. L’absence de prénom du personnage principal souligne son anonymat social et son exil intérieur. Bien sûr, entre les lignes on trouvera les traces de la Guerre du Liban qui reste pour les Libanais, et ceux qui vivent ce drame en diaspora comme une marque indélébile et une blessure permanente. On pourra voir, ici, un tiraillement et une tension permanente, une névrose non encore cicatrisée et une quête toujours en chemin. En ce sens, le troisième roman de Dima Abdallah est profond, exigeant et parfois déroutant. Un livre qui résonne bien au-delà des pages. Il nous parle de nous-mêmes, et de tous les exils physiques et intérieurs. Il peut aussi bien toucher celui des Libanais, des Kurdes, des Arméniens ou des Palestiniens. Il parle surtout à notre imaginaire, et à chacune de nos vies entre ombres et lumières, entre vide et complétude. Dima Abdallah signe avec ce roman un beau livre touchant, angoissant, et en définitive salutaire nous accompagnant d’une rive à l’autre d’un pays, et de nous-mêmes. A lire !