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Convertir le monde arabe : l'offensive évangélique

20 mars 2019 | resena
Convertir le monde arabe : l'offensive évangélique

Auteur: Fatiha Kaoues

Fatiha Kaoues

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La conversion de la religion musulmane à la religion chrétienne est un lieu d’achoppement, un lieu de conflits ; et donc un « terrain miné » sur lequel il est difficile de s’aventurer sans quelques repères de fonds solides. C’est un sujet délicat que présente et défend Fatiha KAOUES, sociologue française d’origine algérienne et musulmane, à partir d’une longue expérience au Liban, en Algérie et en Egypte.

Olivier ROY, qui préface ce livre, nous donne une photographie chiffrée du nombre de conversions dans le Monde arabe. Il y aurait selon lui environ 20 000 conversions au catholicisme et quelques 200 000 conversions à l’islam. Les chiffres soulignent l’état de la question, mais le sujet n’est pas là puisqu’il s’attache davantage à la percée des protestants évangéliques en ces mêmes lieux ; et principalement des Américains. Ces derniers prennent le contre-pied de l’Eglise catholique qui préfère la présence dans la rencontre, le témoignage de vie, le dialogue dans l’amitié et l’accompagnement des personnes dans la vie que l’évangélisation tout azimut. Le Frère Charles de Foucauld en est certainement l’image la plus saisissante à laquelle il faudrait ajouter les 29 martyrs récemment béatifiés.

 

L’auteur développe son exposé au fil de cinq parties.

La première d’entre elles raconte l’histoire de la présence protestante dans ce que l’on nomme le Monde Arabe dès le début du 19ème siècle (1819). C’est le début des premières missions évangéliques avec en arrière fond le souci de « travailler à l’évangélisation des peuples musulmans, chrétiens et juifs sur les terres de la Bible » (p 240) : premières missions à Beyrouth en 1823, puis en Egypte en 1853, en Algérie à la fin du siècle…

 

La deuxième partie présente quelques portraits missionnaires et la mise en œuvre de « l’offensive évangélique » dans son rapport à l’islam.

 

Parmi 200 personnes rencontrées entre 2010 et 2017, l’auteur propose dans la troisième partie une dizaine d’histoires de conversions. La plupart des personnes dont elle présente le témoignage sont Chiites. Au fil de cette présentation, elle met en exergue deux apories transversales : l’apostasie et la question de la femme dans les différentes sociétés musulmanes. La critique vient souvent de conversions forcées que nourrissent les rumeurs sourdes ou violentes (cf. l’Egypte). « Dans le monde arabe en général, dit-elle, où à l’exception du Liban, l’islam est religion d’Etat, les conversions disposent d’un caractère particulièrement subversif ! »

 

La quatrième partie offre une approche plus politique. Elle dessine les contours des enjeux politiques de la présence des missionnaires, et des répercussions que ces conversions ont dans les sociétés à majorité musulmanes. « Elles remettent en cause les modes de construction d’une élite politique qui emprunte à l’islam l’essentiel de ses référents (…) l’ordonnancement juridique de la vie sociale et au-delà la psychologie collective de la société (…) » (page 184) Ce n’est certes pas le seul enjeu. Fatiha KAOUES met également en évidence l’empreinte du poids d’Israël dans la société arabo-musulmane. Pour dire les choses autrement, elle met en tension le sionisme américain et la stratégie évangélique de terrain au cœur de ces sociétés (missionnaires anciens ou convertis récents) en relevant au passage le poids importants des financeurs millénaristes évangéliques du pays de l’Oncle Sam.

 

Enfin, la cinquième partie vient clore cet exposé en proposant de réfléchir au sujet du phénomène de conversion dans le monde arabe : « Les évangéliques américains, l’islam et les convertis ». C’est une american story arrangée, présentée, modelée, et bien ficelée que l’on présente pour asseoir des personnalités évangéliques américaines dans le seul but de véhiculer une image négative de l’islam…, et souvent par des convertis eux-mêmes qui seront sans doute les plus offensifs ! La portée est islamophobe. La haine est souvent au cœur du discours et de la logorrhée de certains convertis un peu excités et fabulateurs… Elle ne cherche pas le bien de la personne qui rencontre en premier lieu le Christ comme on pourrait le penser, mais une philosophie politique qui sert in fine les thèses sionistes et millénaristes au service de la politique hyper droitiste de l’Etat d’Israël d’aujourd’hui.

 

Au terme de la lecture de cet exposé, de nombreuses questions se posent. On ne peut pas en faire l’économie. Y aurait-il une stratégie arrêtée  suivant un process d’évangélisation ? La jeune sociologue montre comment l’offensive évangélisatrice suit les courbes de choix performatifs : financement important, pénétration et appui à partir d’un réseau solidaire de type ONG qu’elle nomme « univers plastique et pluriel ».

           

Est-il possible d’acquérir un statut de citoyen égal aux autres citoyens majoritaires, et de pouvoir librement embrasser la religion de son choix… en se convertissant ? Aujourd’hui, cette question est fondamentale pour l’ensemble des pays du Proche et Moyen-Orient au titre de la citoyenneté, et partout pour ce qui concerne la liberté religieuse, la liberté de conscience et d’association. Néanmoins, faut-il le rappeler, ce statut est différent selon les pays et les époques. On ne peut donc pas parler ici d’une uniformité sur ce sujet. Les évangéliques en ce domaine font preuve d’une légèreté proverbiale tant est si bien que leur stratégie souffre de nuances dans le domaine. Il n’est pas aussi facile de se convertir pour un musulman ! Le poids de la famille et de la communauté de foi est prégnant et souvent déterminant pour ne pas franchir le pas (cf. le livre de Joseph Fadelle, « Le prix à payer » (2010)). Ce constat est en évolution. Pourquoi ? Les évangéliques ont peaufiné leur stratégie. Avec le temps et l’expérience, ils ont changé leur approche évangélisatrice. Elle ne passe plus nécessairement et quasiment ordinairement par le biais de «missionnaires importés mais par des missionnaires autochtones bien insérés dans la société musulmane. Un frère qui parle à un autre frère… dans une même langue et à partir d’une même culture.

           

S’agit-il toujours d’une annonce de l’Evangile de Jésus-Christ aux musulmans ou y-aurait-il autre chose ? Cette autre chose aurait-elle quelque chose à voir avec la politique et/ou le millénarisme ?

           

Autre question que l’on peut se poser au terme de la lecture. « L’offensive » dont parle Fatiha KAOUES serait-elle destinée aux seuls musulmans ou à l’ensemble du monde arabe ? La tactique employée dans les débuts des missions évangéliques étaient de se démarquer du catholicisme en surfant sur l’imaginaire musulman attaché à l’image négative des Croisades catholiques (cf. page 24). Tout faire pour détourner le regard sur ces frères chrétiens catholiques, leurs missions, leurs apports dans les domaines aussi variés que l’éducation, la santé, la promotion de la femme. Comment ont-ils opéré ? Premièrement, en faisant de la culture nord-américaine un vecteur idéalisé du christianisme. Dieu n’a-t-il pas promis de sauver les Etats-Unis d’Amérique et d’être à ses côtés… « God save America ! In God we trust ! » L’Histoire est là pour nous le rappeler : dans l’hymne national américain The Star-spangled Banner, écrit en en 1814 par le jeune Francis Scott Key, et adopté seulement en 1931, on lit : « And this be our motto: “In God is our trust” » - « Et ceci sera notre devise : “En Dieu nous croyons" »). Le sentiment religieux américain nait suite au traumatisme de la Guerre de succession. Quoi de plus naturel pour un américain ! Mais cela ne suffit pas. Si l’enjeu n’est pas en première instance l’Evangile (c’est-à-dire comme première étape), il faut définir le rôle de « l’offensive ». Elle sera d’étudier l’islam, non pas pour s’en approcher et le connaître afin de dialoguer et de proposer un lien inter religieux, mais pour mieux le torpiller de l’intérieur… pour le démolir voire le faire imploser (cf. pages 61, 81 et 191 ; par exemple). L’Evangile vient après…

 

Un bémol en fin de lecture est à souligner. Le titre du livre porte en lui-même une difficulté. De quoi s’agit-il ? De l’ensemble du monde arabe chrétien et musulman confondu ou veut-il seulement nous dire quelque chose du monde arabo-musulman ? N’y-a-t-il pas là une difficulté de compréhension et une confusion dans le titre de cet ouvrage destiné à des Européens habitués à parler des Arabes comme des seuls musulmans ?

 

Sans doute toutes ces conversions ne sont-elles pas le seul fruit d’une adhésion toujours sincère dans un premier temps. Elles sont aussi et peut-être avant tout pour beaucoup d’entre elles motivées par le désir d’une plus grande liberté, d’un affranchissement d’une prégnance. Dieu seul connaît les cœurs de chacun de ses fils…

 

La marque des évangéliques américains est une donnée importante que l’on ne peut ignorer. Depuis 2011, l’Algérie a reconnu officiellement la présence sur son sol de cette Eglise de convertis algériens. Cette percée évangélique au Maghreb comme au Machrek est une des composantes majeures des changements importants vécus depuis quelques années dans cette région du monde où se mélangent des implications géopolitiques, sociétales, culturelles, confessionnelles et religieuses. Cet ouvrage fort intéressant nous éclaire sur un sujet assez peu traité. Fatiha KAOUES le fait sans crispation, avec objectivité et sans aucune autre motivation que celle de présenter des faits au fil d’une expérience de vie couplée à une dimension universitaire. Un livre à conseiller.

 

Patrice Sabater, cm

Barcelone, Mars 2019

 

Fatiha KAOUES, Convertir le monde arabe : l’offensive évangélique. Coll. Religions/spiritualités, CNRS Editions, Mai 2018. 240 pages. 25 €

 

 

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