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Chroniques de Tunisie

15 juillet 2025 | resena
Chroniques de Tunisie

Auteur: Patrice Sabater

Anna CHRONIQUE, Chroniques de Tunisie. Une Française au pays de la révolution. Coll. Graphic. Ed. Dunod. Paris 2025. 160 pages (19,90 €)

Une Française au pays de la Révolution, 
par Anna Chronique

Chroniques de Tunisie, publiée chez Dunod en 2025, est un roman graphique, autobiographique et documentaire, à la croisée des chemins entre témoignage personnel, carnet de voyage et chronique historique. Avec beaucoup de finesse, Anna Chronique y relate son expérience d’enseignante expatriée en Tunisie entre 2009 et 2013. Elle y raconte sa découverte de la Tunisie avec le même sens de l’humour que dans ses précédents ouvrages. Le livre est à la fois autobiographique, humoristique et pédagogique. La BD est à mi-chemin entre journal de bord, leçon d’histoire et satire douce-amère, cette œuvre retrace les quatre années d’expatriation d’un couple d’enseignants français en Tunisie, dans un contexte historique brûlant : la Révolution du jasmin (2010-2011).

L’autrice raconte avec humour et sensibilité son installation à La Marsa (banlieue nord de Tunis) avec son mari, leurs découvertes culturelles et leurs difficultés d’adaptation dans une Tunisie encore sous la dictature de Ben Ali. Le regard un peu décalé du couple d’enseignants est confronté à une réalité sociale singulière dans un pays qui a connu dès son indépendance avec Bourguiba, et son successeur Ben Ali, un régime autoritaire n’excluant pas la répression. Ils abordent le régime autoritaire uniquement de manière détournée ou par allusion, respectant implicitement les recommandations officielles de l’Ambassade française à Tunis. Ils notent que le Web tunisien est censuré, tout comme les journaux. Ils font écho de la corruption ordinaire, un fonctionnement par le bakchich qui caractérise cette ancienne province ottomane. Dans ce pays, la jeunesse est largement privée de perspectives, à l’exception des catégories sociales supérieures du pays. Le pays reste marqué par de fortes disparités. Un regard amusé à propos des comportements des expatriés, dont l’essentiel des conversations tourne autour de la gestion d’un personnel domestique local.

En 2008, Anna et Boris sont enseignants, et ne supportent plus les remplacements aux quatre coins de la France. Ils décident de postuler à des postes d’enseignants à l’étranger. Ils vont en Tunisie dont ils vont en quelque sorte et malgré tout tomber amoureux. Une « virée » construite, pleine d’enseignement, émouvante aussi et sensible. Ils finissent par décrocher chacun un poste pour la Tunisie à la surprise de leurs proches. Ils sont prêts à une nouvelle vie d’expats au rythme des rencontres hautes en couleurs avec les Tunisiens. Ils parcourent les routes de ce pays riche en vestiges et de milles visages culturels. Août 2009, sous une chaleur écrasante, ils arrivent en Tunisie. Un employé de l’Ambassade les aide dans les démarches. Ne connaissant pas l’Arabe, ils sont heureux de vérifier que les panneaux sont bilingues. Tout leur semble oppressant, et les consignes sont strictes comme dans toutes ces dictatures du Moyen-Orient : ne pas critiquer le régime, ne pas aborder la limitation des libertés, rassemblements et manifestations interdits…

Tout bascule en décembre 2010, quand éclate la Révolution du jasmin qui ébranle les dictatures du Monde arabe. Mohamed Bouazizi, 26 ans, s’immole par le feu devant le siège du Gouvernorat de Sidi Bouzid après qu’on lui a confisqué sa carriole et sa marchandise de fruits et légumes avec laquelle il faisait vivre les siens. Le Président Ben Ali se rend à son chevet et promet d’aider la famille, tout en dénonçant les manifestations qui éclatent dans le pays. Début janvier, le jeune homme décède. Il devient l’emblème d’une jeunesse sacrifiée, qui préfère mourir que de vivre dans l’injustice et la misère. Contre la rébellion, la répression est violente.

L’autrice aborde la Révolution du jasmin, même si ce n’est pas forcément cette dimension qui est le plus déterminante dans l’ouvrage. On comprend évidemment qu’un roman graphique qui raconte une expérience personnelle n’est pas un ouvrage d’analyse politique, même si la dimension islamiste, avec les premiers succès électoraux du Parti Enhadda aurait pu être davantage évoquée. La Tunisie subit aujourd’hui une sorte de normalisation autoritaire, avec un Président qui ressemble de plus en plus à celui qui a été renversé en 2011, dans un pays où la jeunesse reste encore largement privée de perspectives, et qui voit dans l’immigration un débouché pour un meilleur avenir. Pendant les révolutions, Anna et Boris sont en vacances en France. Y-aura-t-il un avenir en Tunisie au terme de quatre années pour eux ?

Leurs hôtes leur proposent de trinquer à leur arrivée, mais sans boire eux-mêmes. La nuit, il fait si chaud qu’il est difficile de trouver le sommeil. L’appel à la prière par le muezzin va finir de les réveiller. Au fil des jours, le couple va découvrir les coutumes, les habitants, l’architecture et l’Histoire du pays. Avec eux, le lecteur visite la Médina par la Bab B’har, la « Porte de la mer », Carthage, les portes bleues de Sidi Bou Saïd... Ils découvrent la réalité avec notamment une Police mal payée et corrompue. La Rentrée scolaire débute. Les élèves, de parents généralement aisés, sont en majorité français, tunisiens et franco-tunisiens. Les classes sont chargées et les conditions de l’accès à la scolarité ne sont pas les mêmes pour tous. La vie quotidienne s’organise. Le couple découvre peu à peu les « codes » qui permettent non de s’installer et de s’intégrer. Avec beaucoup d’humour, l’autrice évoque les démarches, les formalités et les façons de se comporter, tout en découvrant comment Tunisiens et Tunisiennes vivent entre traditions. Anna ne cache rien de ce qui distingue « clichés et réalité » dans la vie quotidienne, comme dans la vie professionnelle qu’elle découvre avec la rentrée des classes et une population d’élèves socialement triée sur le volet. Ils découvrent des Tunisiens conviviaux fonctionnant souvent à deux à l’heure… Elle s’acclimate malgré la manipulation des esprits, les difficultés économiques d’une bonne partie de la population, la difficulté d’être une femme sur les plages, les problèmes linguistiques…

Le ton léger de la narration n’enlève rien aux traits d’humour, et l’arrière-plan politique n’est jamais loin : omniprésence de la propagande, censure, corruption, inégalités sociales criantes. Avec pédagogie et clarté, l’autrice aborde des thématiques complexes telles que : les traditions musulmanes, les rapports sociaux et le système éducatif franco-tunisien, tout en soulignant la distance réelle entre expatriés privilégiés et population locale en souffrance. Le style graphique sobre, en noir, blanc et bleu, évoque le travail de Guy Delisle, à qui l’ouvrage rend hommage (cf. p. 139). Ces pages sont justes en noir et blanc, la troisième couleur, le bleu, est utilisée pour marquer l’arrivée en Tunisie. Les deux BD précédentes étaient plus colorées. Une identité visuelle forte se dégage de ces trois couleurs. Tous les deux ont une attention particulière et un trait très réaliste, fidèle aux ambiances, aux paysages et aux décors. Les personnages de Guy Delisle sont parfois plus flous, moins détaillés. Ceux d’Anna Chronique sont précis et beaux. Dès les premières pages, l’autrice utilise un ton « faussement naïf ». Malgré les thématiques graves, l’humour est omniprésent, que ce soit à travers des observations culturelles décalées, les mésaventures du couple ou les commentaires ironiques du chat. Ce ton léger permet de mieux faire passer les messages importants. Même si la Révolution du jasmin est centrale dans cette BD, elle n’occupe paradoxalement que peu de pages. L’acte de Mohamed Bouazizi est évoqué, mais les bouleversements politiques et leurs suites ne remontent pas. Le récit assume une certaine distance sociale, celle des enseignants français expatriés évoluant dans des établissements privilégiés.

L’autrice adopte un ton à la fois tendre, drôle et critique conférant au texte un regard humaniste. Loin des récits touristiques idéalisés, elle explore les contradictions de la société tunisienne sous la dictature : inégalités sociales, censure, corruption ordinaire, mais aussi l’hospitalité, chaleur humaine et beauté du pays. Ce regard double, ad intra et ad extra, donne une vraie profondeur au récit. Après les mouvements révolutionnaires leur vie d’expatriés reprend son cours. Ces bouleversements politiques et cette expérience marquante pour la Tunisie auraient pu être plus développés dans le récit graphique. Elle livre une chronique vivante et contextuelle du pays sans masquer les complexités politiques (dictature, montée de l’islam politique, situation des femmes). La Révolution du jasmin est traitée avec émotion mais sobriété. Ces quatre années lui permettent de se passionner pour l’Histoire du pays, mais également pour savourer tout ce qu’il a de différent et d’attachant. Elle montre parfois le décalage entre la vie des « enseignants expatriés français », et leurs élèves du Lycée français, leurs parents, mais aussi leurs voisins, les commerçants, les Tunisiens qu’ils rencontrent. Très souvent, elle a recours à l’humour, à l’ironie au second degré. On retrouve une certaine douceur, une volonté de comprendre avant même d’expliquer, qui se marie très bien avec la finesse des traits.

Ces « Chroniques de Tunisie » réalisent finalement un « portrait » du pays. L’autrice explique de façon très pédagogique de nombreux rites musulmans, et par exemple la signification du drapeau tunisien. Elle partage des informations précises sur la Tunisie, par exemple, que 42 % de la population a moins de 25 ans ; et que l’on estime que le chômage touche entre un quart et un tiers de la population. Cette bande dessinée est une belle réussite. Un acte désespéré a déclenché d’importantes manifestations, qui furent le point de départ de la « Révolution du jasmin » et des « Printemps arabes ».

La Tunisie est une terre d’histoire. À travers ces deux personnages le lecteur découvre un pays attachant avec quelques particularités directement liées à une histoire particulièrement riche dans laquelle plusieurs civilisations se sont succédé. Situé entre les rives occidentales et orientales de la Méditerranée, la Tunisie a été un point de passage et d’implantation depuis l’Antiquité. Elle découvre la richesse du pays en découvrant Carthage et les luttes entre Romains et Carthaginois, Sidi Bou Saïd, Carthage, Kairouan, Tozeur, le désert de Chott El-Jerid ou les maisons troglodytiques de Matmata. Chroniques de Tunisie est un bel hommage à un pays complexe, vibrant, en mutation. À travers un récit vivant, souvent drôle, parfois grave, toujours sincère, Anna Chronique réussit à transmettre une expérience humaine marquante, tout en éclairant l’histoire et la société tunisienne. Une lecture éclairante, accessible à tous, qui mérite d’être partagée largement.

La BD est didactique, drôle, critique et positive en capturant l’essentiel d’un pays complexe. Le lecteur reste captivé à travers le regard curieux, bienveillant d’un couple d’expatriés. Ce roman graphique est à la fois une plongée intime à un pays « où l’espoir est né » , et toujours tendu dans l’espérance. Avec elle, on découvre la Tunisie contemporaine, et où le Président Saïed ne renvoie hélas pas à ces espoirs avortés et déçus. Pour autant, l’espoir d’une évolution positive anime toujours le cœur de ceux qui agissent pour le changement.