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Bonaparta – Napoléon, une « passion arabe » ?

25 juin 2025 | resena
Bonaparta – Napoléon, une « passion arabe » ?

Auteur: Patrice Sabater

Ahmed Youssef, Bonabarta – Napoléon, une passion arabe ? Editions Passés Composés. Paris, mai 2024. 160 pages (17 €)

Dans cet ouvrage de 160 pages (petit format, mais dense, pour un si grand personnage !), l’égyptien Ahmed YOUSSEF, historien égyptien et membre de l’Institut d’Égypte, nous propose un autre angle de réflexion et d’étude au sujet de Napoléon Bonaparte et de son lien avec l’Egypte en rééquilibrant une historiographie longtemps dominée par les sources françaises.

Il invite le lecteur à une lecture décentrée de l’Expédition française en Egypte (1798–1801). Pour ce faire, il s’appuie sur deux chroniqueurs incontournables : Abdel Rahman Al-Jabarti, intellectuel égyptien, qui décrit avec nuance le choc culturel et scientifique provoqué par l’expédition française. Et, Nicolas Turc, chrétien libanais et diplomate, qui livre un portrait un peu « arrangé » de Bonaparte. Il est l’auteur d’une Chronique d’Égypte, admirateur du charisme militaire et politique de Bonaparte. Il ne s’agit plus de considérer les faits militaires du jeune Bonaparte mais d’appréhender une nouvelle grammaire autour de ce que son génie amena comme vecteur de transformation intellectuelle et administrative. L’influence de la Campagne napoléonienne aura des répercussions durables sur l’Égypte moderne jusqu’à aujourd’hui.

L’Armée napoléonienne est porteuse des du « Siècle des Lumières », des savoirs des Encyclopédistes, et d’un véritable projet de réformes. L’administration française arrive en Egypte avec sa « façon de faire », sa logique rationnelle et aussi d’un savoir-faire organisationnel. Les Egyptiens sont autant inspirés par cette vision du monde ordonnée au quotidien, ainsi que par certains notables.

Parmi les lieux de transformation durables, nous pouvons relever, par exemple, les points suivants : l’introduction de l’imprimerie (symbole du progrès technique), et la diffusion de journaux arabes (comme Tanbih’). Déjà, le projet du Canal de Suez, rêvé par Bonaparte et réalisé plus tard par Ferdinand de Lesseps. Les débuts de ce que deviendra plus tard l’Egyptologie grâce à Jean-François Champollion, avec la découverte de la Pierre de Rosette. N’oublions pas la fondation de l’Institut d’Égypte auquel appartient l’auteur ! La constitution du Diwan, institution égyptienne mêlant notables et religieux, vue comme une préfiguration d’un pouvoir autochtone. N’oublions pas que nous semble dans une atmosphère en lien avec Constantinople puis la Istanbul ottomane… Selon Ahmed Youssef, la Campagne d’Égypte fut un déclencheur indirect du nationalisme arabe, notamment contre l’emprise ottomane. Les Oulémas sont fascinés par les démonstrations scientifiques françaises, et profondément troublés par la sécularité du savoir occidental.

Revenons sur la création du « Diwan égyptien » comme une sorte d’Assemblée de notables égyptiens serait selon l’historien une première tentative d’une administration moderne propre. En fait, il considère ce lieu de pouvoir comme un modèle hybride : religieux dans sa composition et laïque dans son fonctionnement. Nous pourrions y discerner les prémices idéologiques du futur nationalisme arabe qui sera porté par Mehmet Ali. C’est certainement aussi une remise indirecte en cause de la domination ottomane. Bonaparte serait comme un facilitateur pour faire émerger, sans doute malgré lui, un réveil identitaire arabe, et ensuite égyptien au cœur de la Nation arabe. Ce nationalisme ne cessera de grandir ; y compris à l’époque du Président Gamal Abdel Nasser.

Les sources sont rares et incomplètes du côté arabe, mais l’auteur sait en tirer un bon un parti. On pourra certainement reprocher à l’auteur une idéalisation de Napoléon Bonaparte. Dans l’Orient des Mille et une Nuits n’est-il pas concevable d’ornementer, de rêver et de passionner autrement que par le seul filtre européen. Laissons à l’auteur cette idéalisation qui n’enlève rien à son étude, et sa volonté de rester toujours critique. 

La dernière partie de l’ouvrage ouvre encore plus largement notre regard sur cette courte Campagne française et en Egypte, et les suites qui en découleront. L’auteur envisage d’exposer, ce qui est selon lui, une postérité culturelle de Napoléon Bonaparte en Egypte. Le titre lui-même de l’ouvrage porte le nom de Bonaparte, Arabe ; ce qui est significatif de l’intention de l’auteur. Une postérité que l’on retrouve dans plusieurs lieux culturels et de la vie quotidienne : Poésie, les prénoms donnés en son honneur, ainsi que des biographies nombreuses traduites, la littérature et la télévision. Le grand cinéaste Youssef Chahine donna au Cinéma arabe moderne un film abordant cette période (Adieu Bonaparte), où Bonaparte apparaît affaibli face à des figures scientifiques comme Caffarelli. Bonaparte est à la fois le « colonisateur » et « le libérateur rêvé ». Il reste un personnage mythifié et ambivalent. Bonaparte nourrit les mémoires et les imaginaires arabes jusqu’à nos jours, et la perception arabe de Napoléon Bonaparte lors de la Campagne d’Égypte (1798–1801) jusque dans ses prolongements culturels, ainsi que dans la culture arabo-musulmane contemporaine. Et de ce fait, il analyse la construction d’un mythe napoléonien dans le monde arabe.  

Qu’en reste-t-il véritablement au-delà des clichés ou de la volonté propre d’y voir absolument une permanence transversale courant le Temps et l’Histoire ? N’y-a-t-il pas une tension entre admiration et instrumentalisation, une surestimation de l’œuvre et de la continuité de la figure de Bonaparte en oubliant le caractère violent de l’occupation, et de ce que l’on pourrait envisager avec nos mots d’aujourd’hui un certain « regard colonialiste ? Bonaparte participe-t-il à la création d’un mythe historique ? Quel imaginaire arabe s’est cristallisé autour de la figure du général corse ?

Ahmed Youssef cherche à comprendre le regard arabe porté sur Bonaparte. A aucun moment il n’élude la fascination arabe pour Bonaparte n’efface pas la violence de la conquête. L’historien observe avec lucidité le choc entre tradition islamique et modernité scientifique française. Il interroge la mémoire locale, en valorisant des voix longtemps ignorées ; ce qui permet de relecture une histoire entre fantasmes et réalité. Il est heureux que ce soit un Egyptien qui le fasse !

L’auteur parvient à déplacer le regard, à faire Il fait dialoguer les mémoires, et fait émerger une histoire croisée trop souvent négligée. L’originalité de ce livre réside dans l’étude d’une thématique et de la pluridisciplinarité. Une lecture indispensable pour qui s’intéresse à l’histoire impériale du jeune Corse devenu Général, 1er Consul, puis Empereur des Français au Moyen-Orient… « Ali Bonaparte ».  A lire !