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Réflexions du fr Michel Van Aerde op à propos du livre « Le père prodigue »

16 juin 2017 | resena
Réflexions du fr Michel Van Aerde op à propos du livre « Le père prodigue »

André Querton

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Il n’est pas commun d’associer la rencontre de Jésus et du jeune homme riche avec la parabole du fils prodigue pour en faire une seule histoire, dans une même et unique famille. L’auteur écrit de plus en première personne, ce qui est un exercice délicat sur un sujet comme celui-là. Il s’implique en partageant à ses lecteurs son expérience de la vie, en particulier celle de la richesse et celle de la paternité.


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Le livre est écrit comme une nouvelle, un petit roman. Or une parabole, comme celle du fils prodigue n’est pas un roman mais un genre littéraire bien déterminé où ce qui importe est la « pointe », le message à comprendre. Ici, tous les éléments du récit évangélique sont considérés comme importants et permettent à l’imagination de combler les silences. Par exemple, le père du prodigue est veuf. Il n’y a donc pas de « mère prodigue ». Cela évite d’avoir à considérer un débat entre les deux parents.
Une parabole, par ailleurs, est semblable à un petit morceau de musique polyphonique. Quatre niveaux de sens harmonisés se conjuguent : le sens littéral, le sens spirituel, le sens eschatologique et le sens moral. Ici seuls sont considérés le premier et le dernier : le sens littéral (l’écriture sous forme de roman), et le sens moral (du fait de parler en première personne et ainsi de se projeter dans le texte).
L’évangile dit que le jeune homme riche partit « tout triste, car il avait de grands biens ». Dans ce roman, le « jeune homme riche » avance d’autres arguments, différents mais tout à fait pertinents. En lui demandant de distribuer ses biens aux pauvres, Jésus lui demande l’impossible. Pourquoi l’impossible ? Pour plusieurs raisons très concrètes qui n’ont rien à voir avec la résistance à donner ses biens. Tout d’abord pour une raison très simple : ce jeune homme n’est pas propriétaire. Son père est encore vivant. Ensuite, il n’est pas possible d’identifier quels sont les vrais pauvres à qui distribuer des sommes très importantes. La répartition ne manquerait pas de provoquer des conflits. Enfin il ne serait pas responsable de priver les employés, et leurs familles, de la régularité de leurs revenus. En quelque sorte le jeune homme riche est déjà investi d’une mission à laquelle il ne peut pas se dérober. Il ne peut en aucun cas y manquer. Il y est assigné. Il ne s’appartient pas. Un impératif moral complexe, de fidélité à ses parents, de responsabilité à l’égard des employés et de respect de l’ordre social, lui interdit d’utiliser une « liberté » de mouvement qu’il ne peut même pas envisager.
On comprend dès lors l’attitude de cet homme lorsque, plusieurs années s’étant écoulées, son propre fils lui demande son bien pour partir au loin. C’est là tout le ressort du livre : dans cet apocryphe, le jeune homme riche de l’Evangile canonique est le père du fils prodigue ! L’auteur nous communique l’intuition que ce qu’une génération n’a pas pu réaliser, devient accessible à la suivante. Ce qui n’a pas été réalisé par le père va pouvoir s’accomplir dans le fils.
Cela semble source d’espoir mais c’est une illusion, dans le livre d’André Querton tout au moins. Le père et le fils, comme le titre l’indique, forment ensemble une sorte d’hypostase unique qui va, en plusieurs étapes, tenter de réaliser son destin. De même qu’en certaines cultures, un être suit son chemin à travers plusieurs vies, ici « une famille », et non pas une personne, s’accomplit progressivement, génération après génération. On appartient à sa famille, comme la cellule appartient au corps biologique. On hérite non seulement du bien, mais aussi des dettes et, ici, des manques. Le fils cadet a comme intériorisé le « manque » de son père. Celui-ci n’avait pu exercer sa liberté en rencontrant Jésus. Le père va pouvoir compenser ce manque en laissant à son fils toute sa liberté. En quelque sorte le fils est le double du père, ou le prolongement du père. Ce n’est pas le père qui envoie le fils, mais le père qui perçoit, dans l’attitude du fils, l’inaccompli de sa propre vie. Plus que deux jumeaux homozygotes, ils sont un seul et même continuum, dans ce sein maternel qu’est l’héritage familial ; un héritage où tout est commun : « ce qui est à moi est à toi ». On pourrait presque entendre, de manière fusionnelle, « je suis toi et tu es moi ». Le titre « Le père prodigue » pourrait ainsi s’expliquer. Ce qui caractérise le fils est attribué au père, dans un refus de distinguer les deux ?
Mais l’histoire ne se répète pas car le fils cadet n’a pas, comme son père, rencontré un Maître, une altérité l’appelant à changer fondamentalement de condition. Il part de sa propre motivation. Il va donc, fatalement, reproduire le modèle du père. Le jeune homme riche (le père) aurait dû partir pour suivre Jésus. Le fils prodigue (le fils dans le roman), lui, ne suit que son instinct. Comme son père, il est un riche qui investit dans des affaires pour faire fructifier un bien auquel il s’identifie. Il n’échappe pas à cette manière de voir le monde, sauf qu’il a le malheur de vivre l’échec : ses investissements, loin d’être fructueux, s’avèrent hasardeux et il se ruine au lieu de s’enrichir plus encore. Le seul tort qu’il a eu n’est pas d’avoir été prodigue, mais d’avoir quitté un giron paternel protecteur. Il va y revenir pour s’y réfugier. Mais il n’a rien appris. L’échec ne lui a pas ouvert les yeux. Il n’a pas changé en quoi que ce soit : retour à la case départ, avec quelques blessures en plus.
Du fils aîné, on ne parle pas, mais l’on découvre son fils, le petit fils du père prodigue donc, à son tour mis en opposition au fils cadet, sur le même plan, comme si le nouveau-né était l’alter égo du fils retrouvé, alors qu’il en est en fait le neveu.
Dans la mathématique humaine, le retour du cadet risque de diviser l’héritage par deux (sauf si l’on considère qu’il a déjà reçu sa part), ainsi le petit fils nouveau-né ne recevrait qu’un quart au lieu de la moitié. Mais, dans la mathématique divine, le partage ne divise pas. La mise en commun, tout au contraire, multiplie et produit la surabondance.
En me relisant que j’aperçois que ce livre fait écho en moi car, comme tout un chacun j’ai aussi été affronté à cette question de l’héritage. Lorsque je me suis engagé dans l’ordre des Prêcheurs, mon père a prétendu que les dominicains avaient pris de l’ascendant sur moi afin détourner l’héritage. Pour cette raison, j’ai décidé de renoncer à tout, pour qu’aucune confusion ne soit possible, tant sur mes motivations à devenir prêcheur, que sur celles de l’Ordre à m’accueillir. De fait, dans la psychologie de mon père, cet héritage qui lui venait de son père devait impérativement être transmis à la génération suivante et rester dans la famille, de génération en génération, suivant les maillons d’une chaine. La rupture de transmission lui paraissait un sacrilège. Lorsque, devant notaire, il a partagé ses biens, j’ai attesté que je ne voulais rien. Il a ajouté « c’est bien normal ». Cela ne l’était pas, d’un point de vue légal. Mais suivant sa conception de l’héritage familial, finalement très commune, celui qui marquait une rupture de transmission ne devait pas « dilapider » un héritage dû aux successeurs à venir.
Les psychologues ont probablement beaucoup à dire sur ces mouvements de départs et de retour mais on peut aussi lire ces récits en théologien.


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Dans la Tradition chrétienne, le message central de la parabole du fils prodigue a été perçu dans l’opposition de deux attitudes lors du retour de l’enfant perdu : le fils aîné refuse l’accueil, le Père, à l’opposé, manifeste une générosité renouvelée. « Il était mort et le voici vivant ».
C’est une annonce de la résurrection. Car, dans une lecture « spirituelle » (second sens), ce fils qui a tout donné, tout dépensé avec des personnes qui n’en valaient pas la peine, peut être identifié au Christ lui-même. Le Fils de Dieu a quitté le Père pour rejoindre l’humanité perdue. La fête finale (troisième sens) est celle du grand banquet eschatologique, le grand rassemblement de la réconciliation, des retrouvailles, de la récapitulation finale.
Pour en revenir au sens littéral, on trouve aussi, parmi les commentateurs les plus avisés, un rapprochement entre l’évangéliste Marc, au moment de l’arrestation de Jésus, et le personnage du jeune homme riche. Si Marc est le seul qui parle d’un disciple s’enfuyant « tout nu », n’est-ce pas qu’il parle de lui-même ? Et la nudité ne signifie-t-elle pas l’absolue pauvreté, celle d’un jeune homme, libéré de tout lien aliénant, fuyant à toutes jambes en tenue d’Adam, homme nouveau, re-né ?
« Rien n’est impossible à Dieu », dit Jésus, pas même d’ouvrir un avenir à un jeune homme riche, enfermé dans ses biens.


Michel Van Aerde, op


André Querton
, Le père prodigue. Éditions Madraga. Février 2017. 64 pages -12 €
 

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