DOMUNI UNIVERSITAS

Les manuscrits perdus

2 juin 2020 | resena
Les manuscrits perdus

Auteur: Mouna Hachim

Isabelle de Trastemare, meurt le 26 novembre 1504; à Medina del Campo. Vêtue du simple froc des Franciscaines elle est enterrée en Andalousie loin de ses terres natales. La terre rouge de Granada sera son linceul. C’est dans cet endroit précis que Boabdil, dernier roi de l’Emirat et sa mère Fatima, avaient rêvé d’être enterrés. Granada des poètes et des trois religions  qui partagent une gloire et un même imaginaire aujourd’hui encore perceptible à Tolède, Cordoue, Séville, Almeria… Granada est cet écrin, dernier joyau de la dynastie des Nasrides qui fut si âprement contesté. Les actes sont toujours fondateurs d’un vouloir politique. Aussi, la remise des clés aux « rois catholiques », et le lieu choisi pour la sépulture de la reine conquérante, qui commanda aux destinées de son royaume pendant plus de trente ans, marque sans aucun doute un passage, une conquête extraordinaire, et une victoire indélébile jusqu’à aujourd’hui. Ce fut une « guerre de religion » pour asseoir la Vraie religion aux dépens des musulmans et des juifs de l’Espagne d’alors. Elle nourrit encore l’imaginaire arabo-andalou et arabo-musulman.

En 1492, une période de sept siècles s’achève en péninsule ibérique. Plus de mille ans après, un dictateur assoiffé de victoires et rêvant lui aussi à la grandeur de l’Espagne retrouvée, celle des « bons, saints et grands rois catholiques » fera remonter de leurs tombes les sentiments les plus fous et les plus éhontés. Cette appellation « rois catholiques » avait été octroyée par le Pape Alexandre VI, en 1496. L’Espagne de Francisco Franco ne pourrait être autrement que celle qu’il reçoit en héritage des Rois catholiques comme seul testament valable pour la postérité. C’est d’ailleurs du Maroc et des Canaries, qu’il entrera par le Djebel Tarek avec ses troupes maures. L’Histoire a des raccourcis parfois saisissants… L’Eglise catholique, qui ne doute souvent de rien, proposa des années après la canonisation des saints rois. Une polémique vive se déchaîne. Comment peut-on canoniser ceux qui jetèrent sur les routes du monde sa population juive ou musulmane ? Comment mettre sur les autels ceux qui obligèrent Juifs et Morisques à se convertir par la force ? Comment bénir les saints bûchers de l’Inquisition et la peur qui régnait dans le moindre village d’Espagne ? Un Décret royal de 1609 donne à Philippe III de mettre la dernière touche à cette entreprise en expulsant les Morisques considérés comme une véritable « cinquième colonne » au cœur de l’Espagne très catholique. Injustices de toutes sortes, violence, actions arbitraires deviennent la marque de ces rois. Ce sont les mêmes qui donnent à Christophe Colomb les moyens financiers de rejoindre les Indes…, qui seront tout compte fait les Amériques ! Le Nouveau Monde ne commence pas sous les meilleurs auspices.

Néanmoins, au travers de cette période troublée, cette présence judéo-arabe de presque huit siècles a marqué les esprits, la médecine, la philosophie, l’agriculture, la théologie, et la culture en général. C’est dans ce contexte que Mouna HACHIM nous propose « Les manuscrits perdus », livre publié aux Editions Erick BONNIER. Ce livre historique est écrit à partir d’événements et de personnages réels relatant l'histoire d’un Morisque. Il s’appelle Ahmed ibn Qassim Al-Hajari, que l’on surnomme Diego Bejarano (Afoqay). Il nait après la chute de Granada aux alentours de 1568. Né musulman, il devient chrétien. Son parcours unique est intéressant à plus d’un titre. C’est un érudit, un théologien et un polémiste éclairé. Il est traducteur et linguiste. Il s’intéresse à plusieurs domaines de recherches, et comme beaucoup à l’époque il est nourri d’un intérêt pour la rencontre ; et donc pour les langues. En 1637, Il écrit une relation de voyage sous le titre : « Livre du défenseur de la foi contre les infidèles ». Mouna HACHIM s’en inspire pour une grande part. Le Morisque sera envoyé en ambassade par son souverain, et deviendra ainsi diplomate du Royaume du Maroc. On le retrouvera également en France et aux Pays-Bas. Personnage intéressant dans un jeu fait d’intérêts politiques où se mêlent les querelles théologiques. Il observe. Il médite. Il profite de chaque rencontre avec les chrétiens. La présence d’Afoqay en ce monde révèle la difficulté du dialogue, de la rencontre culturelle ouverte et gratuite, de l’incompréhension qui en découle parfois, et qui fait resurgir les identités les plus fortes même si souvent elles sont vécues dans des bas de soie…

Dans ce nouvel opus Mouna HACHIM complète en quelque sorte son précédent ouvrage publié en 2018 aux Editions Erick BONNIER, « Histoires inattendues du Maroc ». Non seulement, nous sommes plongés au cœur de la vie de la Cour d’Al-Mansour mais aussi au cœur des réalités qui se vivent dans cette Espagne pétrie par ses multiples cultures. Les voyages qu’il entreprend à Grenade, à Séville, à Leyde, à Amsterdam, à Bordeaux, ou  bien à Paris nous plongent dans le contexte d’une Europe qui cherche à se construire, à s’ouvrir – malgré les querelles et les conflits qui la ronge de l’intérieur. Au cœur du tumulte on retrouve des manuscrits perdus nommés en Espagne «Libros plúmbeos» («livres de plomb»). Ils sont au cœur de ce nouveau roman historique dont Afoqay est le personnage principal (1570-1640). Il revient sur les traces de ses ancêtres au pays d’Al-Andalus. Que reste-t-il de leurs présences, de leur culture, de leur langue ? Non loin de là, à Fès, à Marrakech, à Meknès… se vit encore loin de la Sierra Nevada et de l’Alhambra, et là encore au cœur des conflits internes, ce rêve et cette soif de savoir et de comprendre. Il revient auprès de sa famille et dans un environnement proche du sien. On lit : « il écrivait toute sa gratitude à Dieu, d’avoir été libéré de sa captivité en terre chrétienne, des calvaires des routes, assimilés aux tourments de la géhenne… ». Pourtant, il devra repartir… Les chrétiens de Grenade retrouvent un Manuscrit qui les intrigue au plus haut point. Ils veulent savoir… Les musulmans veulent savoir aussi. Alors, ils missionnent Ahmed Al-Hajari/Afoqay pour une mission délicate : « Et si Afoqay avait réussi à s’installer dans ce quartier grenadin où la majeure partie de la population avait été contrainte à l’exil puis à l’expulsion… s’il avait réussi à dissimuler son attachement indéfectible à la foi musulmane… le voilà maintenant sollicité par l’archevêque de Grenade en personne pour  tenter de percer le mystère du parchemin de la tour (…) Afokay comprit alors enfin qu’il avait entre les mains le parchemin découvert lors de la destruction du minaret de l’ancienne mosquée principale qui gênait les travaux de la troisième nef de la cathédrale… (pp 31 et 37)

Cette découverte permet de redécouvrir l’histoire de Grenade, de sa grandeur passée et de sa contribution aux Arts et aux sciences. Ces retours sur soi et sur l’histoire ne sont jamais faciles. Ils ne le sont pas parce qu’il demande un dépassement et une objectivité. L’anamnèse peut faire souffrir, et toucher le lieu où le nœud trouve son origine peut détruire un imaginaire ; c’est-à-dire une vie et une espérance. La capacité à faire la part des choses, d’admettre que les erreurs des Princes musulmans et leurs divisions ont coûté cher et qu’ils détruits à tout jamais le rêve de Grenade. Que seraient devenues l’Espagne et l’Europe si ce rêve avait trouvé une autre issue, une autre alternative ? L’Histoire aurait été toute autre…

Le film « Destin » (Al-Massir - 1997) de l’égyptien Youssef CHAHINE, mettant en scène le célèbre penseur Ibn Rusd (Averroès), nous convoque à nouveau dans ces lieux d’Al-Andalus. L’Histoire est une mode qui se répète sans cesse. Le film nous livre une évocation de la vie en Andalousie au XIIème siècle et peignant les affrontements entre extrémistes musulmans et savants soucieux de la diffusion des connaissances. Premier Conseiller du Calife Al-Mansour, reconnu pour sa sagesse, sa tolérance et sa science fera les frais des petits jeux politique. Le Calife ordonne un autodafé des œuvres d’Averroès. Les concepts nouveaux qu’ils portent en son cœur, et qui influenceront à jamais l’Occident et le Monde entier, partent eux-aussi sur le chemin de l’exil. Ce qui peut être encore sauvé passe les frontières. Les disciples d'Averroès et ses proches décident alors d'en faire des copies et de les passer au-delà des frontières.  Poèmes chantés au cœur du Generalife jusqu’à Bagdad et Damas, au de-là des limites du Moyen-Orient et du Maghreb. Ibn Arabi ou Ghazali n’en seraient-ils pas les maîtres et les poètes lointains les plus admirables ?!? Est-il trop tard pour rêver ? Est-il trop tard pour relire ces récits de voyages écrits sous la plume d’Afoqay ?         

Exil des livres, des idées, et de la pensée qui rejoignent les nombreux Juifs et Morisques sur les routes de la détresse et de l’éloignement. Ce roman historique consonne assurément avec la tragédie migratoire que nous connaissons ces dernières années. Des hommes et des femmes, des plus jeunes et des plus vieux sont jetés eux aussi sur les routes du monde, plongeant dans ces eux du Bassin Méditerranéen qui deviennent si souvent leur linceul. Notre monde est toujours dans cette incompréhension-là. Dans ces attitudes identitaires de peur qui enferment plus qu’elles ne s’ouvrent. La peur, la méconnaissance, l’incompréhension…, et le rejet. Ce livre participe au débat. Il est un engagement. Il invite à nous interroger avec les yeux du personnage principal.

Le roman nous garde en haleine jusqu’au bout, fait de rebondissements, nous donnant une approche historique de l’époque, romanesque à souhait, fin et quelques fois plein de volupté ; il y a aussi des questions pour aujourd’hui. On ne sait sans doute pas ou mal y répondre. Une question vient sans doute à point nommé en fin d’ouvrage dans le dialogue entre le Prince d’Orange et Afoqay : « D’après vous, quelle est la raison qui a amené le roi d’Espagne à expulser les Maures de son Pays ? – Mille raisons expliquent cette solution intransigeante. Parmi elles, il s’en trouve une, non négligeable. Vous devez savoir qu’à l’insu des chrétiens, les Maures restaient à majorité musulmans. Souvent d’ailleurs, les catholiques les mettaient à l’épreuve pour discerner leur véritable religion… » (pp 228-231) Une question qui reste jusqu’à la fin du livre comme une signature révélant une importance sans doute capitale. La bibliothèque de Marrakech est le dernier chapitre de ce roman historique vif et plein d’intérêt. La fin ne manque pas de sel et de matière à réflexion pour ceux qui veulent faire du dialogue, de l’interculturalité et de la Paix entre les Hommes un chemin de vie. Un livre qui ne vous volera aucun moment de votre journée. Il nous conduira vers quel voyage ? Vers l’Autre assurément. Bonne lecture.

 

Patrice SABATER,

11 mars 2020

 

Mouna HACHIM, Les manuscrits perdus. Editions Erick BONNIER. Paris, Juin 2019. 273 pages. 20 €

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