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Écrits libres de Syrie de la révolution à la guerre

22 novembre 2019 | resena
Écrits libres de Syrie de la révolution à la guerre

Auteur: Franck Mermier

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Certains se souviennent peut-être d’Abdelkarim Hamdan, jeune Syrien qui avait chanté lors de la deuxième saison de’Arab idol, un Mawal (chant libre d’un poème sans musique). La guerre est à son comble en Syrie et, des profondeurs de son cœur, les mots sortent. L’émotion prend chacun à la gorge quand il parle d’Alep : « Alep, ô printemps de douleur qui mène ma patrie. Que de sang a coulé dans ma patrie. Je pleure de mon cœur qui brûle pour mon pays. Et de ses enfants qui sont devenus poussière ». L’écriture entre dans la guerre par la chanson ou la poésie, par des textes littéraires et des articles. Ils sont tous des témoignages de première main.

 

Les Editions Classiques GARNIER nous proposent un nouvel ouvrage de Franck Mermier, anthropologue et directeur de recherches au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites (Sanaa) et des études contemporaines à l’Institut Français du Proche-Orient (Beyrouth). Un ouvrage qui a trait à la création révolutionnaire par l’écriture d’un peuple qui cherche à faire toute la lumière sur ce qui se passe vraiment en Syrie, la surmédiatisation à outrance de cette guerre ne permettant plus (ou pas) de donner un juste écho de ce qui se vit réellement. Franck MERMIER donne la parole à ces nouvelles figures créatrices, citoyen d’un pays détruit, et que semble oublier l’Occident. Y-a-il encore une guerre en Syrie ? Que savons-nous vraiment de ce qui s’y passe ? Les médias se sont tus depuis longtemps, et plus rien n’arrive de cet Orient si proche et si loin…

 

L’histoire de la Syrie contemporaine qui se vit au milieu des bombes depuis 2011 se fait discours et littérature. Le genre littéraire est nouveau dans un monde qui va vite et qui manipule l’information.

Les journalistes ne peuvent pas accéder facilement sur l’ensemble du territoire. Certains d’entre eux l’on payé de leurs vies. La liste est longue de ceux qui, hélas, ont été assassinés, arrêtés ou kidnappés. Les médias généralistes occidentaux s’attachent davantage aux événements les plus saisissants et les spectaculaires sans que nous ayons la moindre certitude que l’information soit faible. La vérité sans fard a du mal à se dire et à se frayer un chemin. Et c’est justement ici qu’interviennent des chroniqueurs en herbe, journalistes-citoyens pour promouvoir une nouvelle littérature et un nouveau réseau d’informations provenant du seul terrain. Ils nous donnent accès de l’intérieur à ce qui se passe dans leur quartier, leur banlieue, leur ville ou en campagne ; et parfois, il faut le reconnaître, au risque de leur vie.

 

Ces nouveaux médias sont très suivis par la diaspora syrienne car ils font vivre le conflit de l’intérieur. C’est sur eux que s’appuie, et que s’appuiera dans l’avenir, notre compréhension du conflit syrien. Il est fort à parier, à moins qu’une véritable paix intervienne de façon concrète et durable, que les journalistes professionnels puissent rentrer normalement en Syrie. Il y a donc, si l’on puit dire, à la fois une nécessaire mise à distance et une véritable besoin de rendre au peuple syrien une écriture arabe et libre sur ce qu’ils vivent quotidiennement. Ils se racontent, et disent ce qui se passe et ce qu’ils voient sans enjoliver ni dénaturer la réalité des faits. Ils permettent de percer l’épaisseur du temps et de l’analyse. Cette prise de parole est née d’une prise de conscience, d’une résilience forte et d’un surcroit de résistance citoyenne quand tout laisse penser le contraire.

L’originalité du livre que nous propose Franck MERMIER repose sur « ces visions de l’intérieur, transmises par les textes qui composent cet ouvrage, apportent de nouveaux éclairages sur cette guerre aux enjeux multiples, qui restent habituellement difficilement lisibles pour le public (…) Ces écrits relèvent de différents genres ou sont à la croisée de plusieurs : du témoignage, du document à caractère littéraire, de la chronique, de l’article académique, de l’essai sociologique et du reportage journalistique, voire de la fiction. Ils manifestent des manières de voir attachées à des expériences personnelles et collectives. Ils laissent transpirer des formes de subjectivité créatrice tout autant que des regards informés et critiques (…). » (page 11)  Yassin al-Haj Saleh en parle dans son article comme d’une «écriture habitée». Ces textes, qui nous permettent de comprendre les ressorts et les évolutions de ce pays au moment de la révolution syrienne puis dans les débuts de ce conflit brutal, nous proposent une proximité déchirante au gré des données de terrain.

La révolution syrienne a fait émerger, d’une part, des figures féminines bien souvent à la pointe du combat ; tout comme Naïla Mansour qui, depuis Damas, nous fait entrer dans «le temps de la révolution qui a confisqué à nous-mêmes pour que l’on soit corps et âme à elle». D’autre part, le thème de la citoyenneté et de la démocratie s’est invité en force dans ce pays où la famille Assad exerce sur le pays un pouvoir fort et très peu conciliant avec ceux qui contredisent le régime en place. Dans l’incapacité de pouvoir se fédérer et de s’organiser, isolés les uns les autres, les groupes citoyens ne parviennent pas réellement à devenir une force d’opposition. Ce qui est en jeu c’est en quelque sorte la place de l’individu et de la personne, de l’identité individuelle, de sa capacité personnelle et politique de pouvoir se dire et de pouvoir contredire librement. C’est une démarche éminemment anthropologique, sociologique, populaire et démocratique. La guerre en Syrie a défait une structuration de la société tant au niveau de l’espace urbain que de la ruralité. Les relations de voisinage se sont défaites, les anciennes histoires ont ressuscité, ainsi que les jalousies et bon nombre de ressentiments non assouvis ou exprimés à la marge. Comment à partir de ce que ces témoins narrent dans ces textes, pouvons-nous penser la construction d’un quotidien socialement et politiquement viable ?

La plupart de ces écrivains issus de la guerre étaient inconnus. Certains utilisent des pseudonymes. Ils s’affirment dans un pays qui les a tenus jusqu’à présent dans la censure et dans le silence de fait. Ils constituent, au cœur de cette guerre, un socle nouveau d’expressions nouvelles sur lequel la société de demain devra se construire à frais nouveaux. Il y a désormais une place pour se dire et pour écrire l’histoire de « la Syrie nouvelle » sans pour autant créer une nouvelle caste ou un nouveau clan qui chasserait le précédent. « Il nous a semblé enfin important, dans cet esprit, de faire appel à des voix syriennes et d’associer des témoignages et des réflexions d’acteurs, parfois à l’état brut, à des contributions plus analytiques et réflexives de jeunes chercheurs ayant une connaissance approfondi du terrain ».

Les « Ecrits libres » témoignent, pour leur part, de la vitalité de la culture syrienne dans le pays mais aussi en exil ainsi que de la dynamique culturelle qu’elle fait naître au milieu des bombes et des ruines. Ils sont « libres » parce qu’ils disent enfin une parole qui s’est libérée, parce qu’elle fait place à l’homme-citoyen qui désire construire un futur en réalisant par anticipation une libération de tout-l’homme. C’est une lutte qui se mène autour de la question de la Vérité qui contredit les représentations visuelles médiatiques, télévisuelles et des médias sociaux. Les nouveaux supports de communication en exil donnent droit à cette légitimation et permettent à la Révolution de 2011 de continuer son chemin. Un livre qui se lit avec une certaine émotion parce que la vérité est toujours crue…, et tout compte fait belle !

 

 

Patrice SABATER

30 septembre 2019

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