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Critique de l'ouvrage : Dieu - la science - les preuves

13 décembre 2021 | documento
Critique de l'ouvrage : Dieu - la science - les preuves

Auteur: Jean-Michel Maldamé

Questions disputées 
La science prouve-t-elle l’existence de Dieu ?

Une lecture critique de l’ouvrage

Dieu - la science - les preuves 

et une réponse traditionnelle

 

            Le succès de librairie du livre qui a pour titre « Dieu : la science : les preuves[1] » mérite attention, car les livres religieux ont rarement un tel succès. Je pense que le succès du livre vient de ce qu’il rassure nombre de gens. La science (au singulier) évoque un monde de certitudes en raison de la rigueur de sa démarche et de l’efficacité de ses applications. Le mot Dieu (au singulier) évoque ce qui relève de la transcendance et donc de ce qui arrache à la difficulté du quotidien. Dans ce livre, un lien est établi entre la religion et la science, que la laïcité à la française oppose et cela sous la bannière de certitude avec « les preuves ». En ces temps d’incertitude (dont le Covid contresigne l’ampleur), voici enfin un point fixe ! Quant au fond de la question, le livre s’oppose à la conviction que la connaissance de Dieu repose sur ce qui n’est pas fondé en raison.  Il veut démontrer que la connaissance de Dieu peut être fondée en raison. Hélas, un lecteur qui connait les dossiers présentés voit les failles d’une argumentation dominée par le souci apologétique. En réponse à des questions qui m’ont été posées, une première partie relèvera les manques dans l’argumentation et une seconde présentera une réponse à la question : peut-on prouver de l’existence de Dieu ?

 

  1. Les miracles

 

Faute de pouvoir tout aborder, je présente ma critique à partir des questions qui m’ont été posées. Je commence par la fin – dans l’ensemble intitulé « les preuves hors science ».

Au chapitre 20, les Auteurs parlent des apparitions de la Vierge Marie à Fatima au Portugal (« Fatima : illusion, supercherie ou miracle ? »[2]). La présentation commence par un exposé du contexte politique du Portugal en 1917 : la tension entre la volonté de la République de laïciser la société (sur le modèle français) et les refus d’une partie de la population. C’est un conflit entre la bourgeoisie, ici qualifiée de franc-maçonne, et les syndicats ouvriers, d’une part, et, d’autre part, l’aristocratie et le monde paysan – dont font partie les visionnaires. Les apparitions ont eu lieu le 13 du mois (à partir du mois de mai). Un « signe de Dieu » est annoncé dès juillet ; il a eu lieu le 13 octobre. Le chroniqueur rapporte : « La pluie s’est arrêtée. Le soleil apparaît au zénith, semblable à un disque d’argent que les yeux ne peuvent fixer sans être éblouis et aussitôt, il se met à tourner, sur lui-même comme une roue de feu projetant dans toutes les directions des gerbes de lumières dont la couleur change plusieurs fois. […] L’astre du jour s’arrête quelques instants. Puis il reprend sa danse de lumière d’une manière plus éblouissante encore. Qui décrira l’état d’émotion de toute cette foule ? Un vieillard, jusque-là incroyant, agite les bras en criant : "Vierge du rosaire, sauvez le Portugal !" Et de tous côtés, sur le plateau, se déroulent des scènes analogues[3]. » Le fait est incontestable. Quelle leçon en tirer ? Le livre mentionne plusieurs interprétations : une légende, un phénomène naturel astronomique ou météorologique, une hallucination collective, une supercherie avant de conclure : ce ne peut être qu’un miracle ! Pour exclure qu’il s’agisse d’un phénomène naturel, les Auteurs déclarent « cette hypothèse est balayée par les observations scientifiques »[4]. C’est faux ! En effet, le phénomène observé, la déchirure du manteau nuageux et le mouvement du soleil, est un phénomène qui s’explique au plan scientifique. J’ai été témoin d’un phénomène analogue lors d’une course en montagne, sur un glacier alpin à un moment où le manteau de nuages s’est déchiré. J’ai vu (nous avons vu) les couleurs des nuages et le déplacement du soleil (d’un côté à l’autre d’un piton rocheux). Ce phénomène s’explique par le fait que les rayons du Soleil traversent des cristaux de glace, se réfléchissent et se réfractent - ce qui donne à voir un mouvement qui peut être comparé à une danse. L’argument selon lequel le phénomène de Fatima ne peut s’expliquer scientifiquement est non-avenu. Le mouvement du Soleil à Fatima n’échappe pas aux lois de la nature. Peut-on parler de miracle ? Oui, au sens où cet événement brise avec le cours ordinaire des choses ; insolite, il retient l’attention et appelle à une interprétation religieuse – Ce n’est pas le sens que lui donnent les Auteurs[5].

Cette conclusion est confirmée par l’autre miracle évoqué[6] : la « guerre des Six Jours ». Des tableaux numériques montrent la disproportion entre les armées. Israël a un nombre d’avions, de chars, d’hommes et une population nettement moindre que ses adversaires. La logique numérique aurait voulu que son armée soit balayée par la coalition arabe. Ce ne fut pas le cas. La victoire et la prise de l’esplanade du Temple est présentée comme « miracle », fruit d’une intervention spéciale de Dieu. Là encore, l’argument est fallacieux. Au moment de cette guerre, des amis s’étonnaient de la rapidité de la victoire. Un des participants à cette rencontre, officier de l’armée, fut sollicité pour une explication. En quelques phrases, il montra que la guerre est un art où l’intelligence, la volonté et le savoir-faire priment sur le matériel et sur le nombre : pour lui, il n’y avait rien de miraculeux dans la victoire de l’armée israélienne. Là encore quand les Auteurs disent « destin au-delà de l’improbable », c’est l’effet d’une conviction qui voit dans le peuple juif le peuple élu de Dieu. Cette conviction (respectable) relève d’autres instances. C’est ce que les sociologues appellent le « croyable d’un groupe[7] » qui s’exprime et se justifie.

Le dossier historique présenté par les Auteurs n’a rien qui relève de la science au sens strict du terme. Il n’y a rien dans ces pages qui puisse être qualifié de « preuve » au sens strict du terme : c’est une illustration, pas une démonstration ! Les auteurs le reconnaissent en écrivant qu’en la matière « le courage, le bon sens et l’honnêteté intellectuelle suffisent » (p. 414) pour une reconnaissance.

Je ne relève pas ce qui est dit dans les deux chapitres théologiques de cette même partie (« Les Preuves hors science ») qui parlent de la Bible et de Jésus en récusant les accusations et les ragots. Cette partie relève de l’histoire et de la doctrine ! Je regrette  seulement une certaine incohérence dans l’interprétation des textes bibliques. Dans la partie consacrée à la Bible, le livre présente une lecture spirituelle du récit de l’Exode[8]. Pourquoi ne pas avoir fait de même avec la première phrase de la Bible ? Par contre, l’ouvrage mérite attention pour la partie principale qui entend apporter des preuves scientifiques à la foi au Dieu de la Bible. Ce point est en effet ce qui a retenu l’attention des médias.

 

  1. La cosmologie

 

L’ensemble intitulé « Les Preuves liées à la science » comporte trois parties. La première est consacrée à des questions de cosmologie, la seconde à la biologie et la troisième est un florilège de citations de savants chrétiens. Comme j’ai fait quelques études en cosmologie, je m’attacherai au premier domaine.

 

2.1. Georges Lemaître

Je pense nécessaire de faire un rappel d’histoire des sciences. La notion de cosmos est revenue dans le domaine de la science lorsqu’Einstein a publié les travaux concernant la relativité générale : une équation qui lie le formalisme mathématique et l’état physique de l’univers. Cette équation donne pleinement sens au mot cosmos depuis Platon : un tout bien ordonné par des lois mathématiques, parfait dans sa beauté. Au même moment, les moyens d’observation ont augmenté de manière considérable par la mise en service au Mont Palomar d’un grand télescope qui permettait de voir à des distances considérables. La vision de l’univers a changé.

Le modèle d’univers qui a résulté de ce progrès est le fruit du travail de Georges Lemaître qui a publié, en 1927, le premier article présentant le nouveau visage de l’univers. Je rappelle quelques éléments de la vie de ce maître. Georges Lemaître voulait être prêtre ; ses parents lui ont demandé de faire des études scientifiques avant d’entrer au séminaire. Docteur ès science, il s’est passionné pour les travaux d’Einstein qu’il a continué d’étudier pendant son séminaire. A son ordination, son évêque (le cardinal Mercier), lui a permis de se spécialiser à Cambridge à l’école d’Eddington, un grand mathématicien, qui était alors le meilleur connaisseur des travaux d’Einstein. Il a eu la chance d’aller aux Etats-Unis à Princeton pour travailler avec Hubble avec le plus grand télescope du monde. Il a découvert avec lui que l’univers était infiniment plus grand que ce que l’on imaginait et qu’il était peuplé de millions de galaxies qui comptent chacune plusieurs millions d’étoiles (en moyenne) ; il a observé que toutes les galaxies s’éloignent les unes des autres et ce d’autant plus vite qu’elles sont plus éloignées. C’est une énigme insoluble dans le cadre de la physique classique ! Lemaître a vu que cela s’expliquait grâce à l’équation d’Einstein, et qu’il fallait choisir comme solution de cette équation un univers non statique (ce qu’Einstein avait alors refusé de faire). Cela signifie que l’univers est en expansion. Autrement dit : dans le passé, l’univers était dans un état d’énergie plus concentrée – ce qui impliquait un autre état physique que l’actuel. Lemaître dit que, pour en rendre compte, il faut utiliser la mécanique quantique. C’est ce que l’on fait aujourd’hui ! Plus encore ! La solution de G. Lemaître permettait d’expliquer comment, au cours de l’expansion de l’espace-temps, les éléments qui constituent l’univers se sont constitués à partir d’un état d’énergie non matériel. La formation des atomes, des étoiles, des planètes… Tout se déroule au cours d’un déploiement ordonné dont on retrace aujourd’hui les étapes[9]. Mais on ne peut aller au-delà d’une certaine limite faute de pouvoir conceptualiser ce dont nous n’avons pas l’expérience, car il faut pour cela une physique loin des connaissances vulgarisées au collège  ou au lycée.

 

2.2. Un commencement ?

 

Dans la logique de ce modèle[10] d’univers, la question se pose : peut-on dire qu’il y a eu un commencement ? La question s’est posée tout de suite : en effet, nombre de lecteurs de la publication de 1927 ont soupçonné Georges Lemaître de faire du concordisme avec la Bible. Einstein le premier, avant de reconnaître que Georges Lemaître était honnête dans sa démarche scientifique et avait raison. Le congrès d’astrophysique de 1930 a reconnu la valeur de cette solution – même s’il n’y avait pas encore de preuve. Le débat était ouvert. Or ce débat ne pouvait pas rester dans le strict domaine de la science, car parler du cosmos comme un tout implique des options philosophiques.

Les Auteurs insistent sur ce point : le modèle d’univers de Georges Lemaître a été rejeté parce qu’il conduisait à parler d’un moment initial qui concordait avec la lecture des premiers mots de la Bible. Les Auteurs rapportent longuement les oppositions adressées à ce modèle, résumé dans le fait que le mot « big bang » était à l’origine un terme de dérision contre ce modèle (Chap. 6 : « Le roman noir du Big Bang »)[11]. Cette longue dispute s’est close, lorsque le modèle d’univers avec une singularité initiale a été confirmé et validé par les mesures faites par Pensias et Wilson. Radaristes ils construisaient un réseau pour la surveillance du ciel où les Soviétiques lançaient leurs satellites. Ils ont constaté l’existence d’un « bruit de fond » qui n’était pas dû au matériel, mais à un rayonnement. Des astronomes informés ont compris que c’était la mesure de la température de l’univers et que la valeur correspondait à ce que prévoyait le modèle standard. Ce fut une confirmation expérimentale qui validait le modèle que l’on nomme depuis lors « modèle standard[12] ». Il est repris dans d’autres modèles plus riches – surtout par l’apport de la mécanique quantique. Dans la vulgarisation de ce modèle, on le présente en disant qu’il y a un commencement. C’est sur ce point que porte l’apologétique de l’ouvrage.

1°- Le premier point de l’argumentation est que reconnaître un « point zéro » c’est poser un commencement absolu. La démonstration des Auteurs repose sur le principe que « rien ne peut provenir de rien » ou « rien ne produit que du rien » (on peut employer le mot « néant »). Dire « point zéro », c’est reconnaître qu’il y a eu un commencement de l’histoire de l’univers, donc rien avant qu’il existe. Leur raisonnement se poursuit : puisque l’univers a commencé, c’est qu’il y a un être capable de le faire exister, le Dieu tout-puissant de la confession de foi chrétienne. Tel est le premier point de l’argumentation à partir des sciences : un créateur tout-puissant donne à l’univers d’exister à partir de rien[13].

2°- Le deuxième point de l’argumentation est que ce créateur est non seulement tout-puissant, mais aussi il est l’intelligence parfaite. L’argument est une métaphore d’ingénieur : le créateur fait un réglage initial. Le raisonnement se fait a contrario : si les valeurs de l’énergie et des premiers éléments présents au moment initial étaient différentes, le monde serait autre et la vie ne serait pas possible. Les Auteurs voient dans cette disposition une intention. L’intelligence créatrice voyait et prévoyait tout. Le réglage des conditions initiales aurait été fait pour que les phénomènes advenus au cours des transformations du cosmos aient conduit à la présence de l’humanité capable de penser et de rendre gloire à Dieu leur créateur. L’argument repose sur le constat que ce réglage est tellement fin que seule une intelligence infinie pouvait le penser et le poser dans l’existence. Ces thèmes sont présents depuis plus d’un demi-siècle dans la littérature nord-américaine, sous le titre de « principe anthropique » qui a diverses expressions[14] ! Une seule est ici retenue, la plus forte qui introduit la finalité ; elle est présentée comme « scientifique » ayant valeur de démonstration et considérée comme probante. Cela pose la question de la finalité !

Je reste dans le cadre du modèle cosmologique en considérant ce qui est au commencement[15], ce qui concerne ce que l’on appelle habituellement le « point zéro ».

 

2.3. Le point zéro

Le modèle standard présente un univers non-statique. Ce point est acquis définitivement. Einstein l’avait refusé. Il a reconnu que c’était « la plus grande erreur de sa vie », en honorant Georges Lemaître.  Mais, à mon avis, un modèle d’univers non-statique n’impose pas de poser un point zéro. C’est pour la commodité des calculs et de la représentation qu’il est opportun de poser un point zéro. En effet, l’étude de l’évolution de l’univers, l’exploration de son passé, la reconstitution de son histoire à partir des observations faites au présent, sont plus facilement étudiées dans un cadre temporel fini – ce serait plus difficile si on plaçait ce point à l’infini. Le plus important, à mon sens, est de voir que cela pose une question philosophique : qu’est-ce que le temps ? Ce faisant, on entre dans le domaine de compétence de la philosophie – une philosophie de la nature.

De plus, même s’il y avait un « point zéro », rien n’empêcherait qu’avant ce fait qui ne concerne que « notre univers », il y ait eu un autre état. On peut imaginer une représentation de l’histoire cosmique comme le mouvement d’une cycloïde (expansion puis concentration…). Mais cela relève de l’imagination. Il n’y a pas d’observation possible. Il faut rester dans notre univers et reconnaître qu’il est légitime de lui donner un « un commencement temporel », pour exposer son évolution selon nos connaissances en physique, sans pour autant dire que cette présentation est la seule possible.

Dans leur argumentation, les Auteurs font l’apologie de Georges Lemaître. Je m’en réjouis, car c’est un homme exemplaire[16]. Mais je constate qu’ils ne mentionnent pas que G. Lemaître s’est opposé à ceux qui identifiaient le point zéro de la représentation banalisée du modèle standard avec les premiers mots du premier chapitre de la Genèse et tout particulièrement le concordisme avec l’expression « fiat lux » (« que la lumière soit »). Son refus s’est exprimé fermement dans une critique des propos du pape Pie XII qui a présenté le modèle d’univers de Lemaître comme une confirmation de la vérité du récit de la Genèse où Dieu dit « que la lumière soit[17] ». Pie XII le faisait avec réserve – comme il convient dans le langage diplomatique – mais il le pensait. Georges Lemaître lui a tenu tête – respectueusement, mais fermement. Il écrit à ce propos : « Nous devons affronter la valeur nulle du rayon de l’Univers. Nous pourrions appeler cet événement un commencement. Je ne dis pas une création. D’un point de vue physique, c’est un commencement dans le sens où si quelque chose est arrivé avant ce commencement, cela n’a aucune influence observable sur le comportement de notre Univers, car toute caractéristique de la matière avant ce commencement a été complètement perdue par l’extrême contraction au zéro théorique […]. D’un point de vue physique, tout se passe comme si le zéro théorique était réellement un commencement. La question de savoir si c’était vraiment un commencement ou plutôt une création – quelque chose débutant à partir de rien – est une question philosophique qui ne peut être résolue par des considérations physiques ou astronomiques[18]. » Ainsi, Georges Lemaître écarte les perspectives évoquées dans la première partie de l’ouvrage : ni concordisme, ni complémentarité ! Il parle du « zéro théorique ». Les Auteurs auraient dû honorer cette position de Georges Lemaître. Ils ne l’ont pas fait !

La question du commencement est une invitation à une réflexion philosophique sur ce que l’on appelle « univers »[19]. Cet examen conduit à voir que la science n’est pas habilitée à trancher la question de la création. Pour cette raison,  l’apologétique du livre est mauvaise tant au plan des faits (observés et déduits) que de la théorisation (leur philosophie de la nature).

Faute de compétence en ce domaine, je passe rapidement sur la partie qui concerne la vie[20]. Je note cependant le point clef de leur argumentation : entre l’inerte et le vivant, il y a un saut que la science n’explique pas. Ils font appel à une intervention spéciale de Dieu[21]. C’est maladroit. C’est l’erreur du dieu-bouche-trou. On fait appel à Dieu pour pallier un manque d’explication et lorsqu’on trouve une explication, comme le dit la plaisanterie habituelle, c’est Dieu qui tombe dans le trou !!! La question posée est pourtant importante. Pour ma part, en ce domaine, je pense que l’essentiel du débat n’est pas sur le rôle du hasard, - comme cela reste induit par le livre à succès « Le hasard et la nécessité,  mais l’emploi du terme « émergence[22] ». Ce qui me conduit à entrer en philosophie.

 

 

III. Les preuves philosophiques

 

Les Auteurs ont conscience que leur apologétique doit faire appel à la philosophie. C’est très juste, car si la science ne peut rien prouver quand il s’agit de philosophie et de théologie, la démarche philosophique le fait[23]. Plus exactement la métaphysique. Les auteurs lui consacrent un chapitre (chap. 22 : « Les preuves philosophiques contre-attaquent »). Ces pages sont suivies d’une polémique philosophique « les raisons de croire à l’inexistence de Dieu selon les matérialistes » (chap. 23). Leur démarche philosophique est implicitement présente en d’autres lieux – la présente analyse concerne l’ensemble du livre.

La présentation commence par un rapide panorama historique sur un mode narratif qui prend en compte deux chemins principaux de la « démonstration » de l’existence de Dieu. Comme ce développement aurait pu être le cœur d’une démarche qui puisse convaincre, je prends le temps de la critique.

En philosophie, pour entrer dans la question de Dieu, on trouve deux voies. La première est liée à une philosophie de l’esprit (ou « idéalisme », car elle prend son départ avec l’idée de Dieu) ; la seconde s’enracine dans la connaissance de la nature (c’est au sens strict métaphysique : ce qui vient après (en grec meta) et s’enracine dans la connaissance de la nature (en grec physis). Ces deux voies sont non seulement différentes, mais antinomiques – or les auteurs les juxtaposent.

 

3.1. L’idéalisme

Dans la tradition dite « idéalisme », l’argument traditionnel repose sur un raisonnement qui pose a priori que Dieu est l’être parfait. Le syllogisme se poursuit : or la première des perfections est d’exister, donc Dieu existe. Cette démarche apparait au XIIe siècle (à la naissance des écoles monastiques) chez saint Anselme. Elle est reprise par les philosophes parmi les plus grands : Descartes, Leibniz, Hegel… Les Auteurs reprennent cet argument ; ils l’actualisent dans la science de notre temps.

1°- Au chapitre 15, les Auteurs citent Kurt Gödel (p. 303-320). Ce logicien a trouvé la manière de formaliser dans le langage de la logique mathématique qu’une théorie ne peut pas démontrer la validité des axiomes qui la fondent. Cette démonstration n’est pas restée dans le monde des logiciens et des épistémologues ; elle a eu un impact dans le monde de la philosophie pour contrer les prétentions du rationalisme. En effet, Gödel montre qu’il n’est pas de démonstration d’un système qui appartienne à ce système[24]. Il le fait dans le langage formel de la logique. Gödel a prolongé ses travaux par des considérations philosophiques sur la transcendance de l’esprit humain et reconnaissait l’action d’un créateur. C’était là une option qui ne relevait plus de sa compétence de logicien, mais de sa conscience personnelle, de sa vie spirituelle – ce qui est d’un autre ordre[25].

2°- La seconde étape est au chapitre 22 qui transpose l’argument de l’infini à l’intelligibilité[26]. Cette argumentation argüe de l’intelligibilité du monde attestée par les mathématiques pour remonter à l’Intelligence de Dieu. Pour les Auteurs, c’est une preuve. À mon avis, Gödel a établi que l’énoncé « Dieu existe » est une proposition vraie au sens logique, mais cela ne signifie pas que « Dieu existe nécessairement » ! Pour moi, on ne passe pas du concept à l’existence.

3°- La démarche des Auteurs s’inscrit dans une tradition apologétique traditionnelle. Elle repose sur un syllogisme suivant. D’abord l’énoncé d’une thèse ; ensuite,  les grands esprits l’ont tenues pour vraie ; donc, elle doit être admise comme assurée. Autrement dit : elle est vraie parce que les grands esprits l’ont affirmée. Ici : Gödel est un génie de la logique ; sa foi est en accord avec ses connaissances ; donc il est raisonnable de croire. Pour moi, cette démarche est de l’ordre du témoignage - ce n’est pas sans valeur, mais ce n’est pas une preuve scientifique. Un témoignage est une invitation à aller de l’avant en montrant quel est l’objectif à atteindre. Il joue un rôle dans la prise des décisions, mais ce n’est pas de l’ordre de la démonstration.

 

3.3. Le réalisme

La deuxième approche est métaphysique, au sens premier du terme, puisqu’enracinée dans la physique[27]. Les Auteurs citent saint Thomas d’Aquin (p. 500-501). Celui-ci présente cinq raisonnements pour établir en raison l’existence de Dieu. On emploie le terme « voie » pour les nommer – mais c’est au sens strict une démonstration philosophique. Les cinq voies ont la même structure : un fait et une quête de sa raison d’être qui renvoie à une cause d’un autre ordre. Plusieurs pages après la mention de ces voies par les Auteurs, la troisième, est reprise : celle qui prend acte de la contingence des êtres du monde. Hélas, cette présentation ne rend pas bien compte de la démarche de Thomas d’Aquin. Celui-ci donne au terme « cause » une signification ontologique qui n’est pas celle du domaine scientifique d’aujourd’hui. Or dans la présentation de cette argumentation, les auteurs restent dans cet ordre de causalité. La contingence dont ils parlent reste dans l’ordre phénoménal. Ce point sera repris dans la deuxième partie de cette analyse. Les Auteurs ont entrevu une voie spécifiquement philosophique. Cette voie aurait pu les conduire à une affirmation raisonnée d’un créateur. Hélas, leur argumentation est restée prisonnière d’une conceptualité qui n’est pas entrée dans la rigueur de la métaphysique classique.

Une confirmation de cette situation est donnée au chapitre 23 qui fait une présentation des « raisons de croire à l’inexistence de Dieu selon les matérialistes ». Ce catalogue de lieux communs dénonce des contradictions. C’est une autre manière de faire de l’apologétique. Mais il me semble qu’il faudrait aller plus loin et analyser ce qui les fonde.

 

Conclusion

On voit dans l’ouvrage une apologétique qui se fonde sur l’autorité des auteurs cités. Ce sont des scientifiques de talent qui font autorité dans leur domaine. Mais quelle est leur compétence en matière métaphysique et théologique ? C’est là la fragilité de cette argumentation. La démarche conduit au seuil des questions qui se posent ; mais elle reste à l’extérieur. Je propose d’entrer dans le chemin de la démonstration en suivant le chemin de la philosophie citée par les Auteurs et ainsi répondre aux questions qui m’ont été posées.

 

 

 

Deuxième partie

Une preuve de l’existence de Dieu ?

 

Le livre présenté a du succès, car il conforte l’enseignement traditionnel en catéchèse, pour les chrétiens, selon lequel, chacun peut avoir accès par la raison à l’affirmation de l’existence de Dieu, un Dieu unique et parfait en tout ce qu’il est. La démarche s’oppose à la mentalité commune dans notre pays sécularisé où les « maîtres à penser » considèrent que la reconnaissance de l’existence et de l’action de Dieu est le fruit du sentiment, de la pression sociale ou de l’influence de la famille ou du milieu… Ils tiennent pour acquis qu’il n’est pas d’approche de Dieu par la raison et donc ne voient pas de rapport entre les sciences et la reconnaissance de l’existence de Dieu. Certains se déclarent athées (un refus clair de Dieu – souvent en rupture avec des images de Dieu et des idées étrangères à l’Évangile), mais la plupart sont agnostiques : au sens premier du terme grec. Pour eux il n’y a pas de connaissance de Dieu par la raison. Il y a une croyance ; la foi est pour eux un consentement par persuasion ou par expérience émotionnelle forte. La foi accepte ce qui ne peut être démontré. Le succès du livre vient de ce qu’il s’oppose à cette conviction – mais sa limite est que cette démarche n’est pas bien articulée. Je me propose de donner ici quelques éléments en reprenant les deux points abordés selon les traditions « idéalistes » ou  « réalistes » en lien avec les sciences.

 

  1. Une démarche idéaliste

 

La démarche idéaliste a été exposée plus haut. Elle repose sur le syllogisme : « Dieu est l’être infiniment parfait. La perfection suppose l’existence. Donc Dieu existe. »

Il est clair que cette perspective est une considération sur l’idée de Dieu (ou sur le concept de divinité comme être parfait). Mais il ne s’agit pas ici de ce qui existe réellement, mais seulement de l’idée de Dieu. Pour cette raison, l’argument reste dans le monde de l’abstraction.

Il n’est pas sans apporter quelque lumière. En effet, cet argument peut être repris dans le monde des croyants parce que cela leur permet de voir que la foi n’est pas absurde. Ce qui n’est pas négligeable pour fortifier la foi ! Mais cela n’a pas valeur de démonstration qui s’enracine dans ce qui est concrètement donné ou vécu.

 

2. Une démarche réaliste

           

Une autre démarche assume la sagesse des nations. Elle se développe selon une argumentation qui relève de la tradition aristotélicienne en prenant comme point de départ l’étude du monde que l’on peut nommer « scientifique », puisqu’elle prend appui sur l’expérience humaine et pas sur la pensée qui se pense. Saint Thomas en donne une présentation célèbre, car elle est dans la Somme de théologie (le manuel des étudiants en théologie) et elle a été enseignée dans les séminaires. Saint Thomas ordonne ces raisonnements philosophiques en cinq parcours (ou « voies »).

 

2.1. Structure de la démarche

 

La structure de ces « voies » est logique. Le premier pas est de l’ordre du constat. Le point de départ est l’expérience commune. Elle n’est pas naïve, en ce sens que ce point de départ a été l’objet des débats philosophiques et que le vocabulaire utilisé est précis. La reconnaissance des faits n’est jamais naïve. Le point de départ suppose donc une certaine tradition de réflexion, sans être affaire de spécialiste. Il s’agit de mieux comprendre ce qui est éprouvé ou vérifié.

 

2.1.1. Le point de départ

Le raisonnement prend comme point de départ un fait incontestable, pas une idée. Pour cette raison, au sens premier du terme, elle est dite « réaliste » (elle part de l’observation du réel), alors que la précédente est dite « idéaliste » (elle part de l’idée de Dieu).

Le fait observé demande à être compris et pour cela il est analysé en termes de causalité. C’est sur ce point que se situe la principale difficulté pour le lecteur : le mot « cause » n’a pas aujourd’hui le même sens que chez saint Thomas. Le mot « cause » est utilisé par les sciences modernes dans un sens plus restreint. Ce sens dépend d’une option philosophique[28]. Celle-ci été faite quand la science moderne a pris pour point de départ les travaux de Galilée dont l’étude du mouvement repose sur le principe d’inertie. Le terme de cause a aujourd’hui un sens très limité. Pour cette raison, l’argumentation de saint Thomas dans les cinq voies est devenue illisible[29]. J’en ai fait l’expérience. Dans mes premiers cours de théologie j’ai commenté les pages de saint Thomas qui développait son argumentation et j’ai constaté que les étudiants ne suivaient pas. Ils entendaient le mot « cause » au sens moderne du terme : transfert d’énergie. Tout restait donc au même plan. Et pourtant ! La démarche demeure nécessaire. Je la reprends en me libérant de la lettre du texte de Thomas d’Aquin qui conduit à des propositions étrangères à notre monde. De même je n’emploie pas seulement le terme de cause, mais le terme de « raison d’être » qui honore la dimension ontologique du terme « cause ».

 

2.1.2. L’argument

Le terme de « cause » est par saint Thomas entendu au sens premier de la philosophie : ce qui produit un effet ! Cela suppose qu’elle est non seulement antérieure à l’effet, mais qu’elle soit plus riche au plan ontologique que son effet. C’est ce que relève l’expression « raison d’être ».

Le raisonnement se poursuit : cette « cause » est elle-même ce qu’elle est par l’action d’une autre « cause ». Dans cette mise en réseau, il faut cependant distinguer entre deux ordres de causalité. Il est des causes qui sont de même nature que le fait observé. L’explication reste du même ordre. Mais il est des causes qui sont d’un autre ordre. Pour le montrer, je reprends un texte fondateur présenté par Platon.

 

2.1.3. La causalité

Lorsque Socrate est en prison, dans l’attente du verdict qui le condamnera à mort, il discute avec ses amis et se confronte à un problème de cosmologie. Il a lu un traité dont il dit qu’il n’explique pas les choses car il se contente de mettre en place un fonctionnement. Il dit qu’il faut changer de niveau. Il se met en scène : « Pourquoi est-ce suis ici en prison à vous parler ?  Il y a des explications concernant le lieu (la prison), mes capacités à m’exprimer… mais la vraie raison n’est pas là. Elle est dans la décision que j’ai prise de me présenter devant le tribunal. C’est ma conscience qui est la cause de ma présence au tribunal et en prison ». Ainsi se dévoile deux modes de causalité. De même dans l’argumentation de saint Thomas : pour comprendre les phénomènes observés, il faut considérer les causes. Non seulement les causes de même niveau, mais les causes de niveau supérieur (pour Socrate : pas la prison, mais sa conscience, sa morale, sa philosophie de l’esprit… !). Ainsi pour comprendre un fait, il ne suffit pas de considérer les causes du même niveau, il faut une cause supérieure. Laquelle doit être reconsidérée de la même manière. Ainsi se déroule une chaîne de causalités qui se dévoilent à la réflexion.

L’analyse remonte ainsi les degrés ou « niveaux de l’être » (pour Socrate, son lieu, son corps, sa morale, sa philosophie de l’esprit…). On arrive à une cause première qui est parfaite et absolue dans son être et qu’il est convenu d’appeler Dieu dans les religions et par les philosophes. Ce que l’on appelle « l’Être suprême ».

 

2.2. Une voie

La démarche de saint Thomas, disciple d’Aristote, peut être reprise aujourd’hui à partir d’un fait incontestable : la contingence. Le terme dit que tout ce qui objet d’expérience existe mais aurait pu ne pas être et pourrait ne pas être. C’est universel. Les sciences ne le contredisent pas : la physique moderne est marquée par la mécanique quantique et ses relations d’incertitudes ; la biologie plus encore par un autre chemin. Cette situation de contingence est universelle. Cette situation n’est pas d’un moment, un temps de crise ou de passage délicat, c’est universel.

1°- La contingence nomme le fait que tout ce qui est existe comme pouvant ne pas être. Sur ce point, la cosmologie et la biologie s’accordent. Le modèle standard rapporte une évolution qui du « vide quantique » conduit à la vie telle que nous la connaissons sur la planète Terre.

2°- Cette contingence s’inscrit dans un ordre – ce qui rend la science possible. Il y a donc une raison d’être. Cette « raison d’être » est le principe d’unité de ce que l’intelligence perçoit et devient objet d’étude. Cela renvoie à des exigences d’explication qui doivent être plus générales. La reconnaissance des « raisons d’être » n’est pas réduite à un seul plan d’explication. Par exemple, la compréhension des vivants demande à ce qu’ils ne soient pas considérés comme des machines. La pensée humaine n’est pas le fonctionnement du cerveau.

Il y a donc une chaîne d’êtres en qui augmentent à la fois la complexité et le pouvoir d’unité. Cette progression réduit le champ de la contingence à proportion de son universalité. Par exemple  dans l’étude d’un être vivant : on part des éléments qui le constituent, puis on franchit des seuils : de la cellule à l’organe, de l’organe à l’organisme, de l’organisme à l’action, de l’action à la connaissance…

3°- Cette chaîne peut-elle aller à l’infini ? Non, parce que ce qui serait à l’infini, s’il était vraiment à l’infini, ne pourrait agir.

4°- Il faut donc conclure à l’existence d’un être en qui il n’y a pas de contingence. Celui le dont le nom est « Je suis », sans la moindre ombre de non-être.

Tel est le « Dieu des philosophes et des savants ». On peut dire de lui qu’il est « Celui qui est » au sens fort du terme : il est ce qu’il est, il n’y a pas en lui ce qui nous afflige : n’être que « ce que nous aurions pu être » ou « pas encore pu être » ou « que nous nous ne pourrons jamais être ».

 

2.3. Conclusion

 

L’affirmation de l’existence de Dieu n’est pas hors de la raison humaine. Cela par une démarche philosophique. Ce n’est pas une démarche scientifique au sens actuel du terme, car la science se développe dans son ordre, au croisement de la construction théorique (usant du langage des mathématiques) et de l’expérimentation systématique. Les concepts de la science sont des concepts opératoires. Ils prennent sens dans le cadre des processus expérimentaux et de la construction mathématique de loi en physique ou en biologie.

Il est donc clair que la science ne croit pas en Dieu[30] et qu’elle ne peut pas prouver Dieu. Il faut une démarche de réflexion donc d’étude, d’enquête et de critique, d’argumentation et de raisonnement. Ce n’est pas mépriser la science qui elle aussi est fondée sur l’intuition et l’observation, car l’esprit scientifique n’est pas prisonnier de la seule démarche déductive.

Un autre bénéfice de cette voie à partir de la contingence est que l’on rejoint le nom propre de Dieu donné dans l’Exode qui est une répétition des formes verbales qui disent l’être de celui qui est (avec l’ouverture de la détermination des temps de cette répétition : Je suis celui qui est, je serai qui je suis, je suis qui je serai… La mystique naît de ces ouvertures – mais ce n’est pas là notre sujet.  Il est dommage que ce point n’ait pas été évoqué dans les témoignages cités !

           

  1. Création et commencement

 

Une autre question est posée. Pour les Auteurs le fait que le modèle standard admette un « point zéro » est une preuve de l’acte créateur. Leur démarche repose sur un raisonnement : 1°- Créer c’est faire « à partir de rien » - c’est-à-dire : « avant que le monde soit, il n’y avait rien ». 2°- La création est un commencement. C’est le « point zéro » d’une évolution ou d’une histoire universelle. 3°- La science montre qu’il existe un « point zéro », donc 4°- La science démontre qu’il y a une création « au commencement ».

Les Auteurs ignorent que la tradition chrétienne a vivement débattu de cette question et que sur ce point les avis sont divergents. Le débat a été très vif au Moyen Âge. Pour ma part, je prends position en faveur de la position de saint Thomas d’Aquin. Le dossier est accessible puisqu’un livre donne tous les éléments pour le connaître : Thomas d’Aquin et la controverse sur l’éternité du monde[31]. Je ne reprends pas l’histoire de ce débat. Je résume en disant mes convictions.

Dieu est éternel. Malheureusement la notion d’éternité est mal comprise quand on la définit comme « ce qui n’a pas de fin » et que l’on sous-entend qu’il n’a pas eu de commencement. C’est juste mais insuffisant. L’éternité c’est ce qui est sans durée aucune. C’est l’existence dans le pur instant où tout est donné dans une unité qui transcende le temps. Nous en avons l’expérience quand nous avons une intuition : dans l’éclair d’un instant notre esprit rassemble et voit tous les éléments de la question abordée. Cet instant n’est pas un bref moment dans le cours du temps, mais quelque chose qui échappe à la durée. Dieu est éternel, c’est dire qu’en lui il n’y a ni avant, ni après, ni pendant. Tout en lui est présent. S’il n’y a pas de fin, ce n’est pas parce qu’il y a un temps infini, mais parce qu’il n’y a pas de durée, pas de temps qui s’écoule. C’est ce que dit le psaume « pour lui, mille ans c’est comme un jour ». Que ce soit difficile à se représenter n’est pas une raison pour l’ignorer ! Ainsi l’acte créateur est pour Dieu un acte posé dans l’unique instant de son être. S’il y a un ordre entre les actes de Dieu, c’est un ordre inscrit dans la position respective de l’effet de ces actes dans le temps.

Créer c’est donner l’être à des entités temporelles. Pour elles, il y a un avant et un après parce qu’elles sont dans la durée. Mais Dieu n’est pas dans cette durée. Il est contemporain de toute leur durée. Ainsi on ne peut donc pas dire que Dieu précède les créatures parce qu’il existait avant elles. C’est une erreur sur la conception de son éternité.

Sur ce point, il faut user de la souplesse de notre vocabulaire. En français, on a trois termes : éternel (l’unique instant), temporel, mais aussi sempiternel. Ce mot (formé sur le latin semper qui veut dire toujours) désigne une durée qui n’a ni commencement ni de fin. La notion de création est don de l’être ; elle arrache au néant. Cet acte (donner d’être) est le fait d’un créateur qui n’est pas borné dans son existence. Ainsi « être créé » et « être toujours » ne sont pas des situations antinomiques. Aussi s. Thomas tient fermement que la notion de commencement n’est pas nécessairement liée à la notion de création.

Saint Thomas a conscience que sa position tranche avec ce que disent la plupart des théologiens. Il l’affirme ouvertement. Pourquoi ? Pour deux raisons. La première est que Dieu crée librement, c’est-à-dire qu’il peut créer un monde borné dans le temps mais aussi un monde sempiternel (ayant une durée sans commencement ni fin). La seconde est que le choix de Dieu est motivé : que la création réalise un dessein plus riche que s’il était sempiternel. Le monde est destiné à être transfiguré dans une nouvelle création. Il aura une fin qui sera un accomplissement. Poser une fin, c’est implicitement poser un commencement dans la durée. Puisqu’il est révélé que le monde aura une fin, il est logique qu’il ne soit pas sempiternel ! Mais saint Thomas ne fonde pas cet argument sur la théologie de la création, mais sur l’eschatologie[32]. Dans son premier grand traité (Commentaire des Sentences II, d.1 q.1, a.5), il expose les diverses positions : « La troisième position est celle de ceux qui disent que tout ce qui existe a commencé d’être, mais que toutefois Dieu aurait pu produire les choses de toute éternité […] » et il ajoute «  j’adhère à cette position ». Cette querelle a conduit à des précisions ; elles figurent dans les déclarations du concile de Latran qui distingue conceptuellement entre création et commencement du temps[33]. Texte que les Auteurs ignorent ! Cette distinction ne permet pas de considérer le « point zéro » du modèle standard comme une preuve de la création du monde par Dieu.        

 

Conclusion

Au terme de ce parcours, souvent très abstrait dans ses analyses, il est opportun de revenir au texte biblique. Sur ce point, je manifesterai mon désaccord avec la traduction habituelle des premiers mots de la Bible (Bible de Jérusalem ou lectionnaire liturgique). Cette traduction n’est pas fausse et on ne peut rien reprocher au plan littéraire aux traducteurs, mais (à mon avis) elle est réductrice. Les premiers mots en hébreu sont berechit bara elohim. Nous avons présenté le verbe bara et dit son sens : un acte de création. Dieu n’est pas appelé du nom révélé à Moïse, son nom propre en hébreu. La difficulté porte sur le premier mot berechit. Ce mot est construit sur le substantif qui désigne la tête. Ainsi Chouraqui dans son souci de coller au texte hébreu traduit par « en tête ». C’est très juste, mais ne correspond pas à une expression française claire qui donne du sens. La position « en tête » signifie diverses choses selon le contexte. Dans une course cycliste celui qui est devant est « en tête » : il est premier à l’arrivée. Cette traduction induit une signification temporelle ; elle place l’acte créateur dans une position d’antécédence par rapport à l’histoire rapportée en suite. Dans un autre sens, à l’école, on dit que l’élève qui a les meilleures notes « a pris la tête de sa classe ». Le mot dit une qualité. C’est dans ce sens que le traducteur grec de la Bible a compris le mot. Il l’a traduit par En Archè. Or, en grec, le mot archè s’il signifie le commencement signifie d’abord le principe, la raison d’être. Le traducteur grec a donné une signification qui sans effacer le sens temporel a pris un sens ontologique. Que désigne le mot ? Celui qui lit les textes de Sagesse voit que ce mot désigne le Principe et donc la Sagesse. En toute rigueur, il conviendrait de traduire « Dans sa Sagesse Dieu créa le ciel et la terre ». Une confirmation de cette traduction est donnée par l’évangile de Jean qui commence par « En Archè » pour dire que dans ce principe fondateur se tient le Logos, le Verbe, le Fils éternel de Dieu, celui qui prend chair pour devenir le sauveur du monde. Donc abandonnons la plate traduction « au commencement » pour « dans sa sagesse ».

 

Toulouse, le 9 décembre 2021

Jean-Michel Maldamé

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[1] Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies, Dieu. La Science. Les preuves. L’Aube d’une révolution, Paris Guy Trédaniel, 2021, 576 p. Le livre est écrit à plusieurs mains. Dans l’analyse ce sera « les Auteurs ».

[2] p. 449-488.

[3] P. 438.

[4] P. 481.

[5] Les Auteurs parlent de miracle. Que signifie pour eux le mot miracle ? Ils reprennent la définition courante selon laquelle un miracle serait une violation des lois de la nature. Or cette définition est contestable – il faut la remettre dans son contexte. Dans la tradition chrétienne, le mot miracle doit être entendu au sens qu’il a dans les évangiles « ce qui émerveille » (selon la racine latine) : un signe de Dieu, une manifestation de sa puissance – comme dans les psaumes qui chantent « les merveilles faites par le Seigneur». Saint Augustin dit que c’est un « signe » qui tranche avec l’ordre habituel de la nature. Le caractère insolite est la signature d’un message envoyé par Dieu. Dans les Universités, au temps de la chrétienté, sous l’influence de la science (celle d’Aristote), le miracle a été défini comme un acte où Dieu fait immédiatement ce que la nature accomplit dans la durée. Ainsi les « miracles » de Jésus sont un retour à l’ordre naturel de la création : les aveugles voient, les paralytiques marchent, les possédés retrouvent la parole et la raison… Le miracle (source d’admiration) vient de ce que c’est hors des pratiques thérapeutiques du temps et qu’il surmonte les insuffisances des guérisseurs. Ce n’est qu’à la fin du Moyen Âge que, dans la philosophie nominaliste, on a dit que le miracle contredisait les lois de la nature. Cette définition a été reprise par les rationalistes et utilisé contre la tradition chrétienne. Elle demeure, même si aujourd’hui dans la théologie chrétienne, on privilégie la définition du miracle comme « signe » au sens du terme dans l’évangile de Jean. On peut donc dire qu’à Fatima rien n’a eu lieu qui s’écarte des lois de la nature, mais que c’est un signe de Dieu.

[6] Chap. 19 : « Le peuple juif : un destin au-delà de l’improbable » (p. 415-447).

[7] Les Auteurs disent clairement quel est ce groupe. Dans le chapitre « Qui peut être Jésus ? », ils présentent sept options possibles. L’affirmation « Jésus est le Messie et Dieu fait homme » est pour eux la « thèse des chrétiens et des Juifs messianiques ».

[8] Pages 376-377.

[9] Les Auteurs notent les étapes de l’histoire de l’univers : « Après 10-38 seconde (ère de l’inflation) » ; « Après 10-35 seconde (ère des quarks) » ; « Après 10-11 seconde (distinction des quatre forces) » ; « Après10-6 seconde et 10 -4  seconde (ère des hadrons) » ; « A une seconde (disparition de l’antimatière) » ; « Entre une seconde et 15 minutes après le Big Bang (première nucléosynthèse) » ; « Au bout de 15 minutes (matière) la matière de tout l’Univers est quasiment fixée » ; « Entre 15 minutes et 380 000 ans (ère des photons) » ; « A 380 ans (formation des premiers atomes et première lumière) » ; « Entre 380 000 ans et 1 milliard d’années (premier âge sombre et premières étoiles) » ; « Après 3 à 5 milliards d’années (formation des éléments lourds) » ; « Après 9 milliards d’années (Soleil) ». Dans ce le « point zéro » est ici purement conventionnel.

[10] L’emploi du terme « modèle » marque la prudence dans la théorisation qui est un constat, une explication et un projet.

[11] Roman noir, puisque qu’un astrophysicien russe Dmitri Eroptkine qui avait adopté le modèle a été éliminé par la persécution de Staline et fusillé le 25 janvier 1937.

[12] Il y a bien d’autres modèles. Celui qui a été proposé par Lemaître est dit de « Friedmann-Lemaître-Gamow ». Friedmann est un pur mathématicien qui, le premier, avait relevé que la solution de l’équation d’Einstein pouvait avoir une solution différente de l’univers statique choisi par Einstein. En cosmologiste, Lemaître a proposé le modèle d’univers en tant que tel. L’astrophysicien Gamow a développé la physique qui rapporte la formation progressive des éléments qui constituent l’univers.

[13] Je note que dans la préface Wilson est très nuancé. Il voit bien un accord entre la lecture de la Genèse ici proposée et le modèle du Big Bang ; mais il note que ce modèle ne répond pas à la question de l’origine ultime.

[14] Trois interprétations : la première constate le fait, la deuxième prend en compte l’existence des éléments qui sont l’objet de notre monde (les atomes…), la troisième prend en compte l’existence de la vie et de l’humanité. Sur ce principe, voir Dominique Lambert & Jacques Demaret, Le Principe anthropique, Paris, Armand Colin, 1994.

[15] Les Auteurs commencent leur tableau par « Après 10-43 seconde (temps de Planck) ». Cette expression est maladroite. Ils écrivent : « Le Big Bang ne s’est pas produit à l’instant zéro (t = 0) mais à un instant très petit que les physiciens appellent « l’instant de Planck », [soit] 10-43 seconde » (p. 91). Or en cosmologie « le temps de Planck » marque le moment avant lequel il est nécessaire de prendre en compte la théorie quantique. Si celle-ci n’a pour l’instant pas abouti à énoncer une cosmologie primitive cohérente, elle ne permet pas de corroborer l’idée d’un « instant initial ». Paradoxe ! La convocation du temps de Planck par les Auteurs aboutit à ruiner leur argumentation.

[16]  Sur la vie et l’œuvre de Georges Lemaître, voir Dominique Lambert, Un Atome d’univers. La vie et l’œuvre de Georges Lemaître, Bruxelles, Editions Lessius, 1999. Lorsqu’Einstein partit s’exiler en Amérique, il bénéficia de l’accueil et de l’aide de G. Lemaître. Sa réflexion philosophique est aussi de très grande qualité.

[17] Puisqu’à l’origine avant la matière, il y avait le rayonnement, de la lumière !

[18] Cité par Dominique Lambert, Un atome d’univers, op. cit.,  p. 278.

[19] Sur la notion d’univers, cf. Jean-François Gautier, L’Univers existe-t-il ?, Essai, « Le Génie du philosophe », Paris, Actes Sud, 1994.

[20] Chapitre 11 : « Biologie : le saut vertigineux de l’inerte au vivant. »

[21] La notion d’ « intervention spéciale » peut être employée, mais pas dans le sens des auteurs. Sur ce point, voir Jean-Michel Maldamé, Création par évolution, Paris, Cerf, 2011.

[22] Pour moi, le terme « émergence » est descriptif ; il n’est pas explicatif. Le débat est vif sur ce sujet.

[23] Pour une approche philosophique, voir Michel Bastit, Le Principe du monde. Le Dieu du philosophe, « Recherches », Paris, Presses Universitaires de l’IPC, 2016.

[24] Pascal l’avait dit bien avant lui !

[25] Je note à ce propos que le ressort de l’apologétique développée par les Auteurs est de justifier leurs thèses par le fait qu’elles ont été présentées par de grands « scientifiques ».

[26] « I. La suprême intelligence », p. 506-509.

[27] « II. L’unique nécessaire », p. 509-515.

[28] Elle a été exprimée par le philosophe anglais Hume ; elle est devenue le sens habituel, le plus utilisé non seulement dans la littérature anglo-saxonne, mais dans les autres langues (français, allemand…) des pays où la science s’est développée

[29] Ainsi la première voie à partir du mouvement conduit à conclure à un « Dieu premier moteur immobile » - ce qui fait rire, car Dieu n’est pas une voiture en panne.

[30] La couverture du Figaro-Magazine annonce : « Quand la science croit en Dieu » (octobre 2021) ;

[31] Thomas d’Aquin et la controverse sur l’éternité du monde, présentation et traduction de Cyrille Michon, Paris, Garnier-Flammarion, 2004.

[32] Note théologique. Les Pères de l’Église ont insisté sur la notion de commencement, pour contrer le fatalisme qui était lié à la notion de « grande  année » ; cette expression désigne le temps mis pour que  les astres reviennent à la position initiale après de très nombreuses rotations dans l’espace. De ce fait, tout repart à zéro – Rien de neuf donc mais le retour du même ! C’est le Destin. La foi chrétienne attend une « nouvelle création » qui sera un épanouissement des capacités latentes dans le présent et la destruction du mal. C’est à partir de cette fin que se fait la lecture du commencement qui est plus que le « point zéro », mais un départ pour une histoire.

[33] Déclaration du concile de Latran IV : « Nous croyons fermement et nous professons absolument qu’il n’est qu’un seul vrai Dieu, éternel, immense, immuable, incompréhensible, tout-puissant et ineffable, Père, Fils et Esprit- Saint […] sans commencement, (existant) toujours et sans fin […]principe unique de toutes choses, créateur de toutes les réalités visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, qui par sa vertu toute-puissante a créé à partir de rien, au commencement du temps (ab initio temporis utramque de nihilo condidit creaturam), ensemble l’une et l’autre créature, spirituelle et corporelle ».

 

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